Je ne suis pas suffisamment cuistre pour faire semblant de maîtriser un art que je ne connais que peu.
Aussi bien, j’ai la joie de laisser la plume à mon pote André Mikhaïlovitch, grand amateur de cinéma, qui nous laisse un article tout aussi érudit que profond sur le réalisateur russe Lounguine. Comme, en plus, il a une belle plume, ne boudons pas notre plaisir.
Si les lecteurs d’Artetvia le réclament à cor et à cri, ledit André Mikhaïlovitch pourra commettre un papier sur le cinéma iranien qu’il connaît particulièrement bien, ou bien sur Kazan, un de ses réalisateurs fétiches.
« Facilius est enim camelum per foramen acus transire… » (Lc XVIII, 25)
André Mikhaïlovitch
Après quelques décennies d’illustrations saisissantes, tour à tour amères, cruelles et raffinées, de Julien Duvivier à Elia Kazan, de Jean Renoir à Andrzej Wajda, de Robert Bresson à Fred Zinneman, il nous semble parfois que le septième art, si jeune et poussé trop vite, est à peu près devenu, après les roses de l’enfance, aussi attrayant que le visage boutonneux d’une pré-adolescente. Et l’espoir d’un art total s’efface devant les turpitudes d’Abdellatif Kechiche, petit scripteur de fantasmes et mauvais patron.
Le cinéma serait-il donc – à nouveau – ce « divertissement d’hilotes » qui s’attirait les railleries de Georges Duhamel ? Eh bien, pas tout à fait. Ce qui justifie la présente chronique et atteste de la capacité contemplative de cet art, du moins chez un véritable artiste tel que Pavel Lounguine.
Un « terrible » portrait
Ivan Groznyï, Jean le Terrible, fut le premier tsar de Russie, sur laquelle il régna de 1547 à 1584. Si sa pratique intensive de la vénération des icônes par prosternation lui valut une hyperkératose – ou callosité au front – force est de constater qu’il ne brilla pas seulement par des vertus chrétiennes. À seize ans, il fait exécuter cinquante arquebusiers de Novgorod porteurs d’une pétition dénonçant les mauvais traitements qu’ils subissent. Il divorce à trois reprises, conduit les paysans au servage, fonde la première police spéciale russe, les opritchiniki, asservit l’Église. Et même s’il repousse les Tatars, il n’en laisse pas moins à sa mort un empire désolé, que reprendront les Romanov. Pavel Lounguine fournit l’explication suivante du plus fascinant des autocrates russes : « C’est un souverain qui se veut sans reproche et un homme qui se vit, au moins pour un temps, comme le dernier des pécheurs. Il vit avec ces deux sentiments et finit par s’abîmer dans une solitude glaciale. […] Il voulait que son pays franchisse un pas, et a fini par le maintenir dans le Moyen Âge. » Quel contraste avec ce métropolite, son ami Philippe, qu’il fait tuer parce qu’il ne le tient pas suffisamment à sa merci. Sans doute aussi parce que, bon, simple et nu, il fait un meilleur chrétien que son souverain.
Un cinéaste russe contemporain
Pavel Lounguine est né quant à lui le 12 juillet 1949 à Moscou. En 1990, il présente Taxi Blues au festival de Cannes, où il obtient le Prix de la mise en scène. Dix ans plus tard, La Noce vaut à l’ensemble de ses interprètes une Mention spéciale décernée par le Festival de Cannes 2000, festival qui n’a pas toujours fait montre depuis de cette inspiration). En 2002, Un nouveau Russe, qui s’inspire de l’itinéraire de l’oligarque Boris Berezovsky, marque un tournant. Lounguine, à l’image de la Russie post-eltsinienne, ne rêve plus d’un argent facile et d’un internationalisme destructeur qui n’ont profité qu’à quelques prédateurs. La solution réside au contraire dans un retour aux sources, dans ce néo-traditionalisme et cette vaste synthèse à l’œuvre dans le plus vaste pays du monde depuis le début du nouveau millénaire. C’est donc sur un tout autre thème que le jazzman liminaire (Taxi Blues) et le lucre de l’oligarque Platon (Un Nouveau Russe) que porte L’Île, Aigle d’or au festival de Moscou, chronique d’un monastère du Grand Nord. Mieux vaut énoncer que dénoncer… Quant à Tsar (2009), il présente un conflit historique entre la barbarie archaïque d’Ivan et l’humanisme de Philippe, chrétien et savant. La mort de ce dernier prévient l’apparition de la Renaissance en Russie d’après Lounguine. Plus profondément, et puisque l’Histoire est toujours le fruit de l’action de forces antagonistes, la Russie du XVIe siècle préfigure l’espoir profane communiste et le despotisme d’un bonheur imposé à tous. « Tout est double dans ce pays. Le Dieu officiel du pouvoir, terrifiant et punissant, côtoie celui du peuple, le Dieu de la bonté. »
Un grand artiste chrétien
Et c’est en cela que le film illustre l’adage de l’Évangile selon saint Luc. Il est plus difficile à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu qu’à un chameau de passer par le chas d’une aiguille. Car le souverain, à la tête de la démocratie populaire comme de toutes les Russies, est tenté de se prendre pour Dieu. Or, « si tu deviens Dieu, tu n’as jamais assez d’amour. Tout le monde est coupable parce que tout le monde a menti ou trahi dans sa tête, mis des restrictions à l’amour inconditionnel exigé par le Tsar. Donc, tout le monde mérite d’être puni. » La momie de Lénine sur la place Rouge, toujours en place, rappelle encore la tentation messianique des dirigeants russes, dans un pays où l’autocéphalie ecclésiologique a toujours favorisé l’assujettissement du patriarcat de Moscou par les autorités civiles.
C’est dans ce cadre que s’inscrit l’artisanat de Lounguine qui, réalisateur franco-russe, est décidément une chance pour la France. Il a pour objectifs de « comprendre ce qu’est la Russie, d’où elle vient, quelles sont ses valeurs » et de « détruire le mythe de cette main de fer nécessaire et bénéfique ». Mais ce patriotisme est humble et cet amour de la liberté peu libéral. Le cinéaste met en lumière l’importance de la responsabilité personnelle, dans un salut qu’il est vrai il ne nomme pas encore, en France du moins.
Pavel Lounguine, qu’il nous attendrisse avec une jeune mère célibataire de retour dans sa gloubinka – la campagne profonde et morne – après avoir vécu en fille prodigue à Moscou (La Noce), qu’il nous choque avec un arriviste homicide (Un Nouveau Russe), qu’il nous amuse avec un cénobite aberrant dont le salut semble dépendre de son higoumène – à qui en conséquence il impose une sanctification quotidienne éprouvante (L’Île) – ou qu’il nous effraie avec un monarque omnipotent, torturant ses sujets dans le silence ouaté de la taïga (Tsar), est sans doute d’abord un apologète. Non pas d’amours saphiques et mineures servant des objectifs politiques, mais de la foi et du pays, de l’agapè et de l’histoire, du libre-arbitre et de la beauté.