Prendre en main et feuilleter le livre de Dom Gabrielli traduit par Laetita Lisa, The Parallel Body / Corps parallèles, avant même de commencer sa lecture, c'est constater que tout exprime, graphiquement, ce qu'énonce et annonce le titre. De ce titre, donc, qui se développe sur deux lignes, anglais et français positionnés l'un sous l'autre, du slash qui sépare et réunit l'une et l'autre langue ( " Poetry / Poésie "), à la disposition des textes (l'original à gauche et la traduction à droite), c'est toujours l'idée de parallélisme et de symétrie qui saute aux yeux.
C'est que le poète ne cesse, une fois qu'on s'est plongé dans les 43 poèmes qui composent l'ouvrage, de placer face à face l'homme et le réel, le corps et le monde, le sujet et l'objet. D'où l'insistance sur les barrières, " une limite et un seuil " (p. 17) ou encore " cette ouverture béante " (p. 49), qui, à la fois, disjoignent et conjoignent les éléments mis en regard les uns des autres - et laissent voir " obligatoirement [un] espace entre les deux " (p. 103). On comprend pourquoi le poète peut avouer : " j'ai appris la vie parallèle de l'ombre " (p. 79). Mais cette condition - celle d'une séparation d'avec les choses ou entre les êtres - est vue tantôt comme une perte, un malheur, une sorte de condamnation, puisque " tu dois essayer de comprendre pourquoi j'ai toujours été / du mauvais côté " (p. 81), puisque " nous n'épousons plus l'autre / mais le maintenant et l'ailleurs " (p. 99) et " l'hésitation ouvre [...] l'abîme / entre toi et moi / alors que la perfection nous accueillait " (p. 105) ; tantôt comme une cause de joie. Ceci est visible, a contrario, par le traitement qui est fait du thème de la fusion tout au long de ces poèmes. Souvent heureuse ( " embrasse mon poème / et ta peau / prendra vie ", p. 19 ; " j'épouse la surface brûlante du sable ", p. 41), celle-ci peut s'avérer aussi mortifère ( " les mots mon ami sont de cruelles créatures / lorsque nous sommes tristes / ils collent au corps comme des fourmis venimeuses ", p. 47), comme s'il fallait au sujet un espace de liberté, et au poème une vraie distinction d'avec le monde, " un suspens qui n'est plus celui de la séparation ", comme le dit si bien Jacques Ancet dans la préface, pour croître réellement.
Ce parallélisme entre le sujet et l'objet est aussi celui de l'homme et de la femme, qui entraîne " la force proprement érotique de ces poèmes " (Jacques Ancet, encore). " Ouvre-toi corps / jette de ton centre / de chaudes cascades de joie " (p. 71), " je peux rentrer et sortir de toi à volonté " (p. 131), " tes mains s'étendent entre /ce lit et le prochain ton / dos est un doux matelas chantant ma langue " (p. 123) : maints endroits du livre insistent sur ce lien et font de Corps parallèles un vrai long poème d'amour. Mais, ici comme ailleurs, on passe sans cesse du bonheur de la fusion au regret de la séparation, et vice-versa, car " tu dois te cacher entre un sentiment et un autre / parfois tu te perds entre les deux " (p. 53). Quelques poèmes d'ailleurs, par exemple les 18-19-20 (peut-être parmi les plus poignants), prennent une tournure plus intime et narrative, et mettent en scène les figures géométriques que forment le couple, la famille, la société : " ta maman et le grand homme / forment un triangle heureux autour de son visage / tu voudrais te joindre à eux / mais la forme devient asymétrique à ton approche " (p. 53 - je souligne). Cette rencontre-éloignement des personnes est visible plus encore dans l'emploi des pronoms personnels : le " vers toi " (p. 119) devient, au fil des pages, le " à toi / à toi tout entière " (p. 129), jusqu'au refrain du dernier poème : " je te suis reconnaissant de sans cesse me laisser devenir toi " (p. 141) et " je te serai toujours reconnaissant de me laisser devenir toi " (p. 143). Manière de dire, comme le souligne Serge Martin dans un article consacré à ce livre (voir son blog " ta résonance "), qu'ici se joue un " [passage] du singulier au pluriel, d'un je à sa moitié (voie à sa pluralité) par le tu ".
Il faut pour finir ajouter que le parallélisme est aussi celui, bien sûr, des vers qui se succèdent ; l'un sur l'autre, l'un sous l'autre, ils ne cessent de tisser ce qu'ils évoquent, de faire ce qu'ils disent. Le poème 8 serait ainsi une sorte d'auto-définition :
c'est infiniment léger
une trace
une feuille dans une brise d'automne
ce n'est pas le temps mais cela existe
en parallèle
c'est une forme condensée de quelque chose (p. 29 - c'est moi qui souligne)
C'est pourquoi, quand le poète dit : " nous luttons contre une notion erronée du temps / le temps doit être retourné sur lui-même " (p. 73), il semble bien qu'il faille entendre que ce sont les vers, dans les poèmes, qui permettent les allers retours temporels, qui donnent la possibilité au poète de " revivre ces scènes / comme un absent " (p. 61), et qui, creusant l'expérience que nous faisons du réel, entraînent un parallélisme non plus seulement horizontal (entre l'homme et la femme, entre les êtres et les choses, etc.), mais vertical, car
tu es devenue poème
longtemps avant que le palimpseste de tes sens
puisse être visualisé en vers(p. 111).
S'éclaire alors l'importance que ces poèmes accordent au " chant " - entendu comme l'expression et l'expérience que nous faisons du vers. Sans céder à un rêve de fusion, il permet toutefois de " comble[r] les intervalles ", de " traverse[r] " (p. 41), de " construi[re] un pont " (p. 127) - en un mot : de relier : " c'est le secret des secrets / l'événement mystérieux qui trace / le destin de ton ombre / et se joint au dehors / par la corde raide du chant " (p. 99).
C'est lui, en somme, qui fait du poème le lieu du passage et du partage - ce " don / de ce qui ne s'en va pas / partage de ce qui ne pouvait être " (p. 91) - que Dom (don?) Gabrielli offre lui-même ( " je t'offre l'amour ", dit-il p. 137) dans ce paquet, ce Corps (humain, graphique, sémantique, thématique...) de parallèles.
[Yann Miralles]
Dom Gabrielli, The Parallel Body. Corps parallèles, ouvrage en anglais et en français, traduction par l'auteur et Laetitia Lisa, préface de Jacques Ancet, Rouen, Christophe Chomant éditeur, 2013, 152 p., 17,50 euros
Le site de Dom Gabrielli