Charles Baudelaire : Légumes sanctifiés et Correspondances
Légumes sanctifiés
Vous me demandez des vers pour votre petit volume, des vers sur la Nature, n'est-ce pas ? sur les bois, les
grands chênes, la verdure, les insectes, — le soleil, sans doute ? Mais vous
savez bien que je suis incapable de m'attendrir sur les végétaux, et que mon
âme est rebelle à cette singulière religion nouvelle, qui aura toujours, ce me
semble, pour tout être spirituel je
ne sais quoi de shocking. Je ne
croirai jamais que l'âme des Dieux habite
dans les plantes, et, quand même elle y habiterait, je m'en soucierais
médiocrement et considérerais la mienne comme d'un bien plus haut prix que
celle des légumes sanctifiés. J'ai même toujours pensé qu'il y avait dans la Nature, florissante et rajeunie, quelque
chose d'impudent et d'affligeant.
(Lettre à Fernand Desnoyers, 1855, pour accompagner « Le Crépuscule du
Soir » et « Le Crépuscule du Matin » des futures Fleurs du Mal ; la dernière phrase est donnée dans la version
de l’édition de John E. Jackson, « Livre de Poche », 2012, p.
313 ; le vers approximativement cité est de Victor de Laprade :
« A un grand arbre » : « L'esprit
calme des dieux habite dans les plantes. / Heureux est le grand arbre aux
feuillages épais ; / Dans son corps large et sain la sève coule en
paix, / Mais le sang se consume en nos veines brûlantes. », in Odes et poèmes, 1843).
Correspondances
J’ignore si quelque analogiste a établi solidement une gamme complète des
couleurs et des sentiments, mais je me rappelle un passage d’Hoffmann qui
exprime parfaitement mon idée, et qui plaira à tous ceux qui aiment sincèrement
la nature : « Ce n’est pas seulement en rêve et dans le léger délire qui
précède le sommeil, c’est encore éveillé, lorsque j’entends de la musique, que
je trouve une analogie et une réunion intime entre les couleurs, les sons et
les parfums. Il me semble que toutes ces choses ont été engendrées par un même
rayon de lumière, et qu’elles doivent se réunir dans un merveilleux concert. —
L’odeur des soucis bruns et rouges produit surtout un effet magique sur ma
personne. Elle me fait tomber dans une profonde rêverie, et j’entends alors,
comme dans le lointain, les sons graves et profonds du hautbois. »
(in « De la couleur », partie III du Salon de 1846 ; source de la citation d’E.T.A. Hoffmann :
« Pensées extrêmement éparses », in « Kreisleriana », in Fantaisies à la Manière de Callot ;
Baudelaire cite la traduction de Loève-Veimars dans le tome XIX des Œuvres complètes — Contes
et fantaisies d’E.T.A Hoffmann, Paris, Renduel, 1833 ou 1832 ;
réédition : tome 3 des Contes
fantastiques d’Hoffmann, Garnier-Flammarion, éd. José Lambert, 1982, p.
416-417 ; nous avons restitué la ponctuation originale).
[proposition de Jean-Paul Louis Lambert]