INTERVIEW - Les Young Gods ont joué à la Nox Orae et nous avons discuté avec eux à propos de leur carrière de presque 30 ans. Prodigues en anecdotes, les fribourgeois portent dans leur mémoire les débuts et l’évolution d’une scène rock indépendante en Suisse et en Europe en développement depuis les années ’80. Les mystères d’un groupe devenu mythe, dévoilés ici-bas dans l’interview.
Nous avons pu parler un moment avec The Young Gods pendant la seule date suisse de leur tournée actuelle, qui inclut aussi Londres, Berlin, Prague et Varsovie. Le rendez-vous est à la Tour-de-Peiltz pour le premier jour du festival Nox Orae, qui les présente en tête d’affiche ce soir-là. Au répertoire, le groupe fribourgeois annonce surtout des morceaux du premier album de 1987 -qu’ils viennent de rééditer l’année dernière et qui fait l’objet de cette réunion avec Cesare Pizzi, clavier de la formation originale- ainsi que du deuxième, L’EAU ROUGE (1989).
C’est une belle occasion pour rencontrer un groupe suisse quasi légendaire qui a 28 ans de carrière dans le corps et qui a été, en plus, une source d’inspiration pour des musiciens helvétiques plus jeunes, en démontrant qu’il était possible de transpercer les frontières tout en restant fidèle à soi-même. La discussion a lieu sous la tente qui fait office de backstage du festival, avec Franz «Muse» Treichler (voix) et Bernard Trontin (batterie), comme interlocuteurs.
Catalogués dans un style dit ‘post-industriel’, en référence à leur utilisation de samplers et de rythmiques mécaniques, la musique des premiers Young Gods semble aussi venue d’ailleurs que lorsqu’elle a été créée, aussi décalée et bizarre, aussi tribale et intense. Les fribourgeois proviennent d’une époque où il n’y avait rien et tout était à inventer au niveau des structures.
Lords of Rock: Vous avez une très longue carrière…comment est-ce que tu as vécu mener le groupe pendant tellement d’années?
Franz Teichler: Tu sais, de toutes façons, vu que ça s’est étalé dans le temps, il y a eu aussi beaucoup de périodes différentes. On a commencé en 1985. Comment est-ce que je ressent ça maintenant? Ce qui est marrant c’est qu’il y a eu différentes étapes et chacune d’entre elles a entrainé sa propre problématique. Au début, notre problème était d’arriver à trouver des concerts, grosso modo, car on était un petit groupe qui commence. Après, notre soucis était de trouver un contrat, et puis un management. Après, les équipes elles changent, il y a des musiciens qui arrêtent… Maintenant, on est dans une situation où on a Bernard (batterie) qui est père de famille et Alain (sampler) ne sait plus trop s’il va continuer, parce qu’il a aussi des enfants qui ont 18 ans. Tu vois, chaque période a ses propres préoccupations. Tu les sens venir et tu évolue ensemble mais c’est vrai que la dernière formation qu’on a eu, avant celle-ci -qui est la formation originale avec le clavier des 2 premiers disques, car on vient de rééditer le premier-, avec Bernard, Alain, Vincent à la guitare et moi est entrain de capoter. En fait, on est surtout les deux avec Bernard, donc chaque période est particulière.
Vous avez fait une pause après Only Heaven, d’ailleurs…
On a fait plutôt une pause discographique. On a fait des concerts pendant tout 95 et 96, puis en 1997 on a sorti un album ambient. Après, on a composé et on a recruté Bernard, qui est arrivé en ’97. On a enregistré un album qu’on a sorti en 2000. On a eu un batteur qui est parti, donc quand on est juste trois, tu vois…Après, on a eu aussi une période creuse entre 2002 et 2005, car on a changé de management. Il y a chaque fois des trucs, donc tu tiens le coup ou pas…
Et maintenant ça va?
Là, en fait, c’est notre période la plus critique, car on sait que ce qu’on fait maintenant est éphémère, car on tourne juste pour la ressortie du premier album, donc on sait que ça ne va pas durer longtemps. C’est les 25 ans du premier album, même 26 à ce jour.
Comment est-ce que vous ressentez ces morceaux maintenant par rapport à la musique actuelle?
C’est intéressant de voir d’où on vient. Il y a beaucoup de gens qui nous connaissent mais pas de cette période. Tu vois? Nous on est des quinquas maintenant, quand j’ai composé ce premier album j’avais 24 ans. Donc, pour moi ça fait super plaisir car c’est l’occasion de jouer à nouveau avec César, avec qui on n’avait plus joué ensemble depuis 20 ans. Bernard, lui, il apprend les morceaux. Il nous connait depuis très longtemps car on partageait le même local de répète et il nous faisait le son et les lumières. On était très proches, il connait bien cette période et il avait toujours voulu faire partie du groupe. Ceci s’est finalement donné en 1997.
Bernard Trontin: C’est la première fois que je joue avec Césare, maintenant. Pour moi, ces deux premiers albums sont quelque chose de neuf car je ne les avait jamais joués. Comment ceci sonne par rapport à la musique actuelle? C’est une autre question.
C’est assez décalé, non?
Franz Teichler: Ce l’était déjà à l’époque. Il y a avait plutôt de la pop, le rap qui commençait, aussi. Il y avait le début de cette scène qu’on appèle industrielle.
Vous existiez avant Nine Inch Nails, d'ailleurs, entre les Swans et NIN…
Voilà, les Swans on connaissait depuis le début. J’ai travaillé au premier Fri-Son et on a amené les Swans.
À l’époque où ils tournaient avec Sonic Youth? C’était très noise et tribal, non?
Franz Teichler: Oui, à cette époque là. C’était très noise et surtout très lent, c’était ça ce qui m’avait flashé. À cette époque là, tous les post-punks voulaient jouer vite, c’était en 1982. Tout le monde était un peu hardcore, le punk se radicalisait, tandis qu’eux ils étaient super lents.
C’est ça qui t’a croché?
Absolument. Maintenant, comment est-ce qu’on vit ceci à notre époque? On sait que c’est éphémère donc on le vit à fond dans une ambiance un peu d’anniversaire. C’est sûr qu’au niveau des textes tout a été écrit il y a 26 ans, donc je ne suis forcément pas la même personne. Avec certains je me sens complètement dedans, avec d’autres moins et je vois ceux-là avec un peu de distance, mais ce qui me fascine c’est qu’il y avait une énergie et une intensité dès le début. On a gardé peut-être l’intensité et on a compliqué la musique par la suite.
C’était plus simple…
Oui, les samplers étaient plus basiques, aussi…
Vous avez commencé tout de suite avec les samplers…ça m’a surpris il y a très longtemps quand je vous ai vus sur scène de constater qu’il n’y avait pas de guitares…
C’est ceci qui fait le son des Young Gods.
Vous étiez fans de tous ces groupes comme Fœtus ou Psychic TV?
Fœtus, oui; Psychic TV, moins. J’aimais les Swans, Einsturzende Neubauten, le groupe allemand, mais aussi plein d’autres choses. Dans le style, j’aimais bien Front 242 mais aussi je venais d’un background punk, en plus de trucs des années 60 et 70: Kraut rock, tous les vieux trucs hippies, Woodstock, Hendrix, la palette elle est large. Ce n’est pas parce que tu fais un style que tu n’écoutes que ça. J’ai fait de la guitare classique pendant 12 ans.
Ce qu’on entend sur album, c’est ta guitare samplée?
Il y a cela, mais il y a aussi beaucoup de trucs qu’on a piqués sur des disques.
Il n’y avait pas de soucis avec les droits d’auteur?
Cela a commencé avec TV SKY, en 1992, notre quatrième album. On essayait quand même de faire en sorte que même les gens qu’on samplait ne s’y reconnaissent pas.
Vous aimiez KLF et les samplers dans la musique dance?
La musique dance des années 90s était ce qu’il y avait de mieux à l’époque, tout le rock était entrain de s’endormir.
Tu disais que tu faisais partie du Fri-Son?
Oui, je faisais partie de la première équipe, j’étais dans la technique. Je m’occuper de faire du son et du mixage.
C’était les débuts, avec la Rote Fabrik, la Dolce Vita et le Fri-son qui commençaient…
La Rote Fabrik a été le modèle. On trainait pas mal à Zurich, on allait aux concerts et ça nous donnait la motivation pour qu’on fasse quelque chose à Fribourg car on avait marre de se déplacer. À Genève, il n’y avait rien encore. Là-bas, on faisait des «concerts sauvages».
Il n’y avait pas l’Usine à Genève?
Non, avec les Gods on faisait justement les concerts sauvages. C’était les années où il fallait tout faire par soi-même.
C’était quoi les concerts sauvages?
C’était le collectif qui est devenu l’Usine, par la suite: État d’urgence. Ils organisaient des concerts dans une maison désaffectée et puis ils annonçaient la soirée trois ou quatre jours à l’avance, mais pas le lieu. Le lieu était communiqué le jour même.
Par téléphone? Il n’y avait pas internet…
Franz Teichler: Il y avait un rendez-vous quelque part et tout le monde allait là-bas. Après on allait à la fête et c’était bon jusqu’à ce que les flics arrivent. Il nous est arrivé d’être interrompus au milieu d’un morceau, avec un flic qui m’illuminait avec sa lampe de poche et me demandait mes papiers.
Bernard Trontin: Je faisais les lumières pour The Young Gods à l’époque, et lors d’une de ces fêtes sauvages, le local a pris feu. Ils jouaient avec des anglais virés à l’indus, Test Department. Tout le monde est sorti sauf eux, qui étaient des vrais durs et ont éteint les flammes avant que les pompiers soient arrivés.
Vous avez beaucoup joué avec des groupes d’ailleurs à l’époque…
Franz Teichler: Oui, c’est clair, on a joué je ne sais plus combien de concerts et on a joué avec plein de gens: Front 242, Minimal Compact…D’autres ont ouvert pour nous, dont Tool, qui faisaient ce soir le premier concert de leur carrière. On était pas mal amis avec les gens de Soundgarden et de Ministry…Le pire fut au milieu des années ’90 en tournée avec Ministry alors qu’ils devenaient massifs. C’est alors que le batteur que Bernard a remplacé est parti. Ça faisait déjà une année et demi qu’on tournait au States. On avait enregistré ONLY HEAVEN dans un room-studio à New York. Lorsque le batteur a dit qu’il restait jusqu’en fin ’96, on a remballé notre matériel et on est rentrés en Suisse car Alain (Al Comet, claviers) venait d’avoir deux filles. On s‘était dits qu’on voulait pas rester en Amérique car ce n’était pas notre culture, on restait fidèles à la Suisse.
Vous avez beaucoup influencé la scène lausannoise depuis les années ’90, peut-être pas dans le style mais dans la motivation. Comment est-ce que vous ressentez cette paternité?
Si tu veux, ce que je trouve cool, c’est que peut-être paternité est un mot trop fort, je dirais qu’on est plutôt les parrains de cette scène. À l’époque, ce qui me dérangeait énormément en Suisse, c’est que personne n’y croyait. Je ne parle même pas au niveau des groupes, mais au niveau des structures, c’était très dur. Donc, pour un groupe comme nous, qui faisait un truc bizarre comme ce qu’on jouait, c’est arrivé par nos propres moyens. On a racheté un minibus en occasion à l’armée et on est partis en Angleterre, vivre chez des potes là-bas, d’une façon vraiment précaire. On a sorti un single là-bas et on a eu une très bonne presse. Voilà le déclencheur: qu’un groupe suisse attire une très bonne presse en Angleterre sur les principaux journaux musicaux de l’époque, comme Melody Maker et NME, en décrochant même un "Single of the week". Cela nous a ouvert les portes pour des concerts en Hollande et en Allemagne. Si tu veux, c’est là où on a montré en quelque sorte que c’était possible. Je ne crois pas que ce soit plus facile maintenant, en tout cas. Pour sortir de Suisse en ce moment, c’est très dur, car il y a plein de groupes partout. Il faut vraiment sortir du lot pour jouer en Angleterre ou ailleurs.
Est-ce que vous aimez quelques uns de ces groupes que vous avez précédé, comme Honey for Petzi ou Ventura?
Oui, je les connais bien, et j’apprécie ce qu’ils font. Des groupes genevois avec qui on jouait, il n’en reste plus beaucoup. Eux, ils étaient plutôt du côté du métal expérimental, comme Knut. J’aime bien Sinner DC, quoiqu’ils ne soient plus très jeunes.