« Quelque chose les avait suivi depuis la Russie jusque chez eux ». C’est par cette phrase énigmatique que s’ouvre ce livre. Elle nous plonge d’emblée dans l’univers étrange de Laura Kasischke, un étrange qui se glisse insidieusement entre les lignes pour venir troubler l’ordinaire des choses, donner aux actes les plus banals du quotidien un aspect inquiétant et semer le trouble dans l’esprit du lecteur.
Ce récit de l’hiver se déroule sur une journée, le 25 décembre, en un seul lieu : une maison environnée de neige, située dans le Michigan, dans laquelle vivent trois personnes : Holly et Eric, parents de Tatiana, leur fille adoptive d’une quinzaine d’années. Les amis et la famille attendus pour fêter joyeusement Noël vont se décommander les uns après les autres en raison d’une violente et imprévisible tempête de neige qui paralyse le pays. Eric, lui, est retenu à l’hôpital, sa mère ayant eu un malaise. Holly et sa fille vont se retrouver, après cette série de déconvenues, en un tête à tête qui va se transformer au fil de la journée en un huis clos étouffant au cours duquel mère et fille vont « s’entrechoquer », se mesurer, dans un climat de suspicion et de violence. Holly se surprend à regarder sa fille comme une étrangère. La nature inhabituelle de leurs rapports, le comportement déroutant de Tatiana vont faire surgir dans l’esprit d’Holly de sombres pensées et ressentiments. Ce cocon familial, qui lui semblait si lisse, si protecteur, va se fissurer révélant toutes ses imperfections faites de faux-semblants, de frustrations (Holly n’a jamais pu assouvir son désir d’écriture), de dénis, de blessures secrètes, de culpabilités enfouies… Les souvenirs aussi reviennent : les séjours en Sibérie et l’atmosphère morbide des orphelinats, les incidents troublants de la vie domestique. Au fur et à mesure que le récit avance on a la certitude de l’imminence d’un drame.
C’est un livre saisissant par bien des aspects : cette tension qui monte et nous emporte, ce suffocant tête à tête qui pourrait aussi bien être un cri d’amour trop douloureux pour être « dit », cette détresse d’une mère qui cherche en elle des réponses à l’impossible, cette inquiétude qui se diffuse petit à petit chez le lecteur.
Il faut lire jusqu’à la dernière ligne pour comprendre ce vers quoi Laura Kasischke voulait nous mener.
Pour rendre tout cela, l’auteur a un vrai talent d’écriture : semer le trouble par petites touches comme si de rien n’était alors que tout vacille lentement mais sûrement, faire surgir l’imprévu, créer le malaise d’un mot. Il y a aussi cette fine analyse psychologique du personnage d’Holly. Laura Kasischke dans une interview précise que « tous mes livres tournent autour de ça, l’inconscient, sa façon de nous travailler au quotidien, dans la fausse quiétude de l’univers domestique ».
C’est un livre oppressant, fascinant qu’on ne peut oublier une fois refermé.
Annie du B.