Je voudrais bien vous parler du droit à l'oubli en ce qui concerne Cantat, vous dire qu'il a payé et qu'il a le droit à revenir à une vie normale. Judiciairement, il en a tout à fait le droit. Il a payé sa dette - on peut estimer ou non que la peine était faible - et il a le droit à mener une vie normale.
Mais.
Lorsqu'il a tué Trintignant, je n'ai pas oublié tous ces gens qui venaient me parler de l'insurmontable chagrin qu'il avait, et de sa vie gâchée. Vie gâchée qui ne l'a pas empêché de laisser son avocat évoquer au procès que si Trintignant avait eu le crâne qui s'était si facilement fendu, c'était à cause d'un accident de vélo à l'âge de dix ans. Belle défense. Propre.
Sa vie gâchée ne l'a pas empêché de tailler le bout de gras avec le frère de la victime pendant qu'elle agonisait à côté. Personne n'a envie d'entendre "multiples lésions traumatiques de la face à coloration violacée avec fracture par éclatement des os propres du nez", "traces de prise ou de défense sur les avant-bras", "lésions cérébrales dues à des secousses multiples et violentes". C'est sale ? C'est impudique ? Je comprends que vous préfériez en rester à l'image d'amants terribles défoncés qui s'aiment à se tuer, sauf que la réalité est "éclatement des os du nez et multiples lésions traumatiques". La réalité n'est pas et ne sera jamais un accident où il l'a vaguement poussé contre un radiateur. La réalité sera toujours qu'elle a agonisé dans une chambre alors qu'il était à côté.
On parle beaucoup de culture du viol ces derniers temps mais il ne faudrait pas oublier l'insupportable romance faite autour des meurtres de femmes, toujours qualifiées de crimes passionnels. Marie-Victoire Louis avait rassemblé, dans un texte terrifiant, ce que peuvent subir les femmes victimes de violences conjugales. Cela n'est jamais très parlant "crime passionnel". Cela ne nous dit pas tout "crime passionnel". Il y a une complète banalisation autour de la violence conjugale. Personne n'a manqué d'évoquer le passé de Trintignant - amoureux ou addictif - ses crises de colère ou je ne sais quoi pour justifier l'acte de Cantat. Comme si quoi que ce soit pouvait justifier son acte.
Notre assemblée nationale a fait une minute de silence pour un députe qui s'était suicidé.. après avoir assassiné sa femme.
Nous sommes prompts à trouver des excuses aux uns et aux autres lorsqu'ils tuent leur femme car ils allaient être quittés, elle les avait trompé, elle ne les respectait pas. Nous n'avons pas vraiment envie de savoir à quoi correspond un crime passionnel et ce que cela donne sur le corps de quelqu'un. "C'était juste une fois", "il a payé".
Cantat ne peut reprendre et ne doit pas reprendre une vie publique. Si judiciairement il a payé, sa médiatisation envoie une très mauvaise image. On peut tuer une femme, être mis en accusation une seconde fois pour des violences conjugales et remonter sur scène. Quelle image est ce que cela envoie ? Quelle culture de l'impunité véhiculons nous ici ?
Comment interpréter le single qui sort aujourd'hui ? Comment lire "Quand l’amour revient à la poussière , On ne se console pas on essaye de regarder droit dans le soleil". "Laisser les ombres qui marchent à tes cotés" ? Comment se dire, avec le parcours qu'il a, qu'il n'est pas en train de romancer cet homicide ?
On me répétera qu'il a payé et que je n'empêcherais pas un plombier ou un cadre de reprendre leur vie. Sauf que leur vie n'est pas publique, ni rythmée par les applaudissements du public. Leur vie ne consiste pas à écrire et à exposer ses écrits.
Est-ce injuste ? Je ne crois pas que l'injustice soit tout à fait là et on a un peu tendance à balayer les cadavres qu'il a laissés derrière lui comme s'ils étaient gênants ou un peu trop encombrants pour nous. On peut survivre en faisant autre chose que de la scène et en passant par des radios ; c'est un grand parolier, un grand musicien, il aurait pu tout à fait rester dans l'ombre. Cantat n'est pas un homme lambda ; il est un personnage médiatique qui sera applaudi sur scène. Symboliquement je le répète cela renvoie un message infiniment violent dont il n'est peut-être pas responsable mais dont il a à tenir compte. Doit-on payer pour ses actes toute sa vie ? Non mais on doit faire en sorte qu'ils n'aient plus d'impact, qu'ils ne donnent jamais l'impression d'excuser ou d'envoyer un message dangereux en matière de violence conjugale.
Sa présence médiatique, les multiples articles de journaux, cette insupportable maladresse de sortir initialement l'album le 25 novembre me renvoie un seul message : nous cultivons un sentiment clair d'impunité, tant judiciairement que médiatiquement à l'égard des hommes coupables de violences envers les femmes. Et ce ne sont pas DSK ou Polanski qui diront le contraire, certes victimes d'un "épouvantable acharnement de la part des féministes" mais en liberté, eux.
Je ne sais pas comment on peut expliquer à des gamins que la violence envers les femmes est mal quand on leur envoie des signes aussi contradictoires. "dis le type il a tué une femme, une autre s'est suicidée en portant des accusations de violence contre lui et il sort son album ? Sympa". "dis le mec il drogue et sodomise une gamine de 13 ans et il se reçoit un César ? Normal." Dissocier vie privée et art ? On part du principe que la vie privée est politique ; il n'y a pas l'homme de côté et l'artiste de l'autre qui seraient complètement indissociables. Je ne crois pas à cela.