Ouverture ou fermeture de grands magasins le dimanche ? Une question
sensible qui s’installe au cœur de la vie quotidienne des citoyens. Petites réflexions sur le sujet.
Ces ouvertures dominicales ne sont pas anciennes et doivent même dater d’une quinzaine d’années, si je m’en
fie à ma mémoire. À l’époque, j’étais même étonné de la foule le dimanche en fin de matinée, de la queue aux caisses, du monde qui entourait tous ces magasins sur les parkings.
Dans la même semaine, le 25 septembre 2013, une autre décision de justice interdisait à Sephora l’ouverture la nuit aux Champs-Élysées, au-delà de
21h00. Cette problématique du travail de nuit est, somme doute, assez similaire à celle du travail dominical. Je reste cependant uniquement sur le dimanche.
Voilà typiquement une question sur laquelle j’aurais du mal à avoir une opinion tranchée, car les arguments
des "pour" et des "contre" sont tout autant recevables. Personnellement, j’aime bien le dimanche comme jour de congé justement, un peu spécial, celui de la balade, de la découverte, de la
détente, alors que le samedi est plutôt le jour des courses (en ce qui me concerne, assimilées à une corvée) pour le citadin qui aura beaucoup de mal à les faire en semaine, partant au plus tard
à 7h30 du matin et rentrant au mieux vers 20h00, 20h30 le soir (dans la région parisienne en tout cas). Pourtant, acheter deux trois "bricoles" manquantes le dimanche quand on est en plein
bricolage, cela peut être évidemment pratique et j’en ai profité. Jusqu’à maintenant.
Cherchons à démêler un peu les différents arguments.
La loi actuelle
Que dit déjà la loi ? La dernière est la loi du 10 août
2009 qui a élargi les domaines de dérogations dans l’interdiction du travail dominical pour les zones touristiques et les grandes agglomérations
urbaines.
Le Code du travail rend obligatoire un jour chômé par semaine et précise dans son article L3132-3 :
« Dans l’intérêt des salariés, le repos hebdomadaire est donné le dimanche. ».
Mais un certain nombre de dérogations existent, ce qui est normal puisqu’il faut bien des personnes qui travaillent pour protéger ou servir les
personnes qui ne travaillent pas. Pour ces exceptions, il y a deux principes : le principe du volontariat du salarié travaillant le dimanche et le principe d’une prime du travail le
dimanche, qui doit correspondre à au moins la moitié de la rémunération habituelle.
Volontariat et primes
On voit ici le débat : volontariat, donc, y a-t-il réellement volontariat libre ou l’employeur fait-il pression ? et augmentation de 50% des
revenus, donc une hausse du pouvoir d’achat. En clair, cela signifie que les salariés sont volontaires pour "travailler plus pour gagner plus". Travailler plus dans le sens être moins souvent
avec sa famille, ses enfants, ses amis, etc. le week-end.
L’accord du salariat doit être donné par écrit à l’employeur et le salarié qui refuse de travailler le dimanche dans les entreprises susceptibles de
pouvoir le proposer ne doit pas faire l’objet d’une mesure discriminatoire dans le cadre de l’exécution de son contrat de travail.
C’est là que le point est litigieux : comment vérifier que l’employeur respectera un tel refus le cas échéant ? L’inspecteur du travail peut
saisir en référé (donc en procédure rapide) la justice pour réagir aux infractions dans ce domaine. Le juge peut donc ordonner la fermeture le dimanche des établissements impliqués et même
assortir sa décision d’une astreinte au profit du trésor public. C’est ce qu’il s’est passé pour la dernière décision de justice.
Deux logiques "de droite" ?
Le débat sur le travail le dimanche serait en quelques sortes l'affrontement entre deux logiques qu’on pourrait qualifier "de droite" :
d’une part, la logique ultralibérale et consumériste qui veut augmenter au maximum toutes les occasions de faire marcher le plus librement possible l’économie ; d’autre part, la logique
traditionaliste et chrétienne.
Laissons de côté la logique chrétienne. Nous sommes dans un pays
laïque et si la Bible explique que le dimanche était le jour du repos, qui plus est disponible pour se consacrer à Dieu (avec la messe dominicale), en clair, "le Jour du Seigneur", l‘argument
n’a plus lieu d’être en France, dans une société déchristianisée (du moins dans sa pratique).
Le dimanche est plutôt un acquis social (avant les congés payés) pour avoir le droit à un jour de repos dans la semaine (qui faisait beaucoup plus que
35 heures de travail).
De nombreuses exceptions
Mais relativisons ce repos puisqu’une étude de l’INSEE avait observé qu’en 2011, près de 30% des salariés français avaient travaillé de manière
occasionnelle ou habituelle le dimanche.
C’est beaucoup et cela peut se comprendre dans de nombreux secteurs : celui de la culture (musées, cinéma, spectacles, etc.), du tourisme, de la
restauration, de l’hôtellerie, de (certains) commerces de proximité (alimentation, presse, etc.) ou grandes enseignes spécialisées, de l’audiovisuel et des médias (télévision, radio, presse,
etc.), de la santé (médecins, infirmières, hôpitaux, ambulances, etc.), de la sécurité (police, armée, pompiers, etc.), des transports (taxis, bus, trains, avions, ferry, etc.), de l’équipement
(routes, eau, électricité, etc.), de l’agriculture, des animaux (vétérinaires, zoos, etc.), et aussi la classe politique, et certaines professions (comme ceux qui travaillent près des
hauts-fourneaux qu’il ne faut jamais éteindre, etc.).
La question, ici, n’est pas de supprimer purement et simplement le jour de repos le dimanche, sa spécificité dans la structure de la semaine, ainsi
que les conséquences financières et sociales que cela impliquent, à savoir les primes de travail le dimanche, mais de savoir ce qu’on doit y inclure dans les dérogations.
Nul doute que les grandes surfaces généralistes (on le voit les week-ends précédant Noël puisqu’il y a cinq dimanches autorisés chaque année) vont
tout faire pour pousser au maximum leurs capacités d’ouverture. Je crois ou veux croire que le débat ne les concerne pas.
Il s’agit plutôt de certaines branches spécialisée du commerce : pourquoi la jardinerie et l’ameublement sont-ils autorisés et pas le
bricolage ? C’est un mystère qui vaut la décision judiciaire du 27 septembre 2013. Bricorama, sommé en juin de fermer ses établissements le dimanche, trouvait à juste titre qu’il y avait
concurrence déloyale avec Castorama et Leroy-Merlin ouvrant le dimanche. Mais au nom de quoi la fermeture de ces magasins de bricolage qui vendent aussi des outils de jardin ne constituerait-elle
pas une concurrence déloyale par rapport aux grandes surfaces spécialisées dans le jardinage ? L’Union
Européenne pourrait même s’en mêler.
Cherchons d’autres clivages logiques à ce débat.
Il y a la logique sociale face à la logique
commerciale.
La logique sociale
La logique sociale veut qu’il faut protéger les employés des employeurs un peu voraces et peu scrupuleux. Les "volontaires" le dimanche seraient
parfois obligés de l’être. Sous pression. La question serait alors : quels seraient les moyens concrets et efficaces pour être "sûr" que ce volontariat est fait en toute liberté et
sérénité ? Après tout, le principe du mariage est lui aussi basé sur ce principe du volontariat et il y a des moyens de vérifier qu’un mariage n’est pas imposé à l’un des deux mariés.
Cependant, un mariage forcé sera toujours plus rare qu’un volontariat sous pression car les enjeux financiers sont très différents.
Mais la logique sociale, elle peut aussi se retourner. Les étudiants qui ne peuvent travailler que le week-end pour financer leurs études ont parfois
besoin de ces revenus du travail le dimanche. Cela peut faire 800 euros/mois. Les autres employés qui voient dans le travail le dimanche un revenu supplémentaire de l’ordre de 300 euros/mois sont
bien contents aussi pour leur foyer. Leur ôter ces revenus, ce serait la même déconvenue que la suppression
des heures supplémentaires défiscalisées, à savoir une forte baisse de leur pouvoir d’achat. L'ancien candidat du NPA à l'élection présidentielle de 2012, Philippe Poutou, a beau répliquer en disant qu’il faut augmenter les salaires et que les étudiants doivent pouvoir étudier avec
des revenus décents sans avoir à travailler, le débat politique doit s’articuler sur l’existant, pas dans un monde imaginaire de bisounours.
Cette baisse du pouvoir d’achat, en cas d’interdiction du travail le dimanche, ne profiterait même pas à l’État (contrairement aux mesures fiscales).
Tout le monde pourrait y perdre.
La logique commerciale
La logique commerciale est sans doute plus facilement palpable. Si l’employeur est prêt à payer (bien plus cher) des salariés le dimanche, c’est que
c’est forcément rentable (sinon, ils n’embaucheraient pas). C’est sûr que c’est étonnant : parfois, 16 à 25% du chiffre d’affaires de certaines enseignes se font le dimanche. La logique
primaire serait de se dire que de toute façon, si on ne peut pas acheter sa perceuse le dimanche, on l’achètera un autre jour de la semaine si on en a besoin. Certes.
Mais il se trouve que ce n’est pas toujours aussi rationnel que cela. Regardez donc dans votre caddie d’hypermarché le cas échéant : l’acte
d’achat n’est pas en totalité anticipé, réfléchi, planifié. Il y a une part d’impondérable, d’émotion, d’influence (que le marketing sait très bien exploiter) pour faire acheter des produits
auxquels on n’avait pas pensé, voire dont on n’a pas forcément besoin.
Je pense à un exemple simple : moins je vais dans une librairie, moins je fais de dépenses. Certes, si j’ai une référence de livre précis à
acheter, je l’achèterai, d’une manière ou d’une autre. Mais en général, je me laisse tenter par pleins d’autres livres, et j’en suis heureux, cela me permet de découvrir des auteurs que je ne
connaissais pas. J’en suis heureux, mais pas mon porte-monnaie. D’où l’intérêt d’une librairie : comment feuilleter un livre sur Internet avant de l’acheter ? Si les librairies sont
fermées le dimanche, j’aurai moins de tentation d’acheter des livres dans l’absolu, des livres auxquels je n’aurai pas pensé.
Et justement, voici l’argument qui battrait tous les autres : ce serait anachronique d’interdire le commerce le dimanche car… la concurrence
serait déloyale avec le commerce en ligne sur Internet qui fait déjà rage (et les sites de commerce peuvent être installés dans des pays à la réglementation sur le travail bien plus souple qu’en
France). Nul doute que l’e-commerce est le meilleur moyen de repli d’un client qui trouve la porte de son magasin fermée.
Le triangle employés entreprises consommateurs
La question pourrait être prise aussi selon d’autres angles. Comme les rythmes scolaires dont on ne sait pas l’objectifs : veut-on tout faire
pour le bien des élèves ? faire plaisir aux enseignants ? ou alors faire plaisir aux parents d’élèves qui sont, électoralement, les plus nombreux ? C’est pareil dans ce
débat : quid des employés ? quid des entreprises ? quid des clients ? Sous quelles perspectives veut-on se placer ?
Les employés : je l’ai déjà écrit, c’est contradictoire, il y a risque de pression sur le volontariat mais la possibilité de meilleurs
revenus.
Les entreprises : à l’évidence, elles augmentent leurs performances financières avec l’ouverture le dimanche, moyen également de ne pas
être handicapé par une concurrence déloyale.
Les clients : pour beaucoup, le dimanche est le seul moment pour s’occuper de leur intérieur ;
impossible de faire les courses en semaine, le samedi est plutôt réservé à l’alimentation, aux consommables, au court terme, et le dimanche, l’esprit plus reposé, aux projets de loisirs, de
bricolage, sur du long terme etc.
Doit-on dicter aux gens leur mode de vie ?
Dans un reportage à un journal télévisé, j’ai entendu une dame très opposée à l’ouverture le dimanche qui expliquait que les "consommateurs dominicaux" feraient mieux de s’aérer le dimanche. Depuis quand doit-on dire aux autres ce qu’ils ont à faire de leur vie ? Où est la
liberté individuelle dans ce discours anodin pourtant quasi-totalitaire ?
Personnellement, j’ai horreur de faire les courses (je l’ai écrit plus haut), je le fais par nécessité, donc je préfère nettement consacrer mon
dimanche à sortir dans la nature pour profiter du (bon ?) air à aller errer ou m’enterrer dans une grande surface, mais cela me concerne, cela me regarde, c’est mon choix et je ne vois pas
pourquoi je l’imposerais aux autres, chacun est libre de faire ce qu’il veut. Qui sont ces procureurs de la vertu qui dicteraient la conduite aux autres ?
Libre, mais selon les lois en vigueur, bien sûr.
Dura lex, sed lex
Or, il s’avère que dans le cas des ouvertures le dimanche des grandes enseignes de bricolage, c’était un "deal" gagnant gagnant gagnant :
entreprises, employés, consommateurs. C’est seulement un syndicat minoritaire (dans cette branche) qui a décidé par dogmatisme idéologique de mettre la "pagaille" sur une pratique pourtant déjà
ancienne. Certes, il a eu gain de cause, parce que la loi est la loi et qu’il faut la respecter. Et encore moins jouer aux provocations en la transgressant expressément.
Mais puisqu’il semblerait qu’il y ait plus d’avantages que d’inconvénients à ouvrir certains de ces commerces le dimanche, changeons la loi ! Ce
n’est pas un hasard si plusieurs ministres se réunissent ce lundi 30 septembre 2013 au matin à Matignon pour faire évoluer la loi. C’est évidemment dommageable que, comme souvent, ce soit un fait
divers qui fasse pression sur les responsables politiques au risque de prendre des décisions sous l’emprise de l’émotion.
Que les citoyens décident !
Et puisque c’est un sujet qui n’a aucune raison d’être politisé (comme bien d’autres d’ailleurs), ce serait l’occasion idéale que cette évolution se
fasse par référendum. Le travail dominical, comme les rythmes scolaires, est un sujet effectivement très sensible, qui a des conséquences immédiates dans la vie quotidienne des Français. Alors,
consultons-les, et l’État peut d’autant plus se le permettre qu’il n’y a pas, directement, d’enjeu fiscal.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (30 septembre
2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Que dit aujourd’hui le droit du travail ?
La France, pays laïque.
http://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/le-jour-du-seigneur-141577