Le titre interloque :
l’article défini semble impliquer un ensemble fermé, présumé connu. Le chiffre
sept a-t-il une portée symbolique ? « Livres », sans
complément ? Ce volume est effectivement constitué de sept parties, ou
séquences : faut-il les considérer comme indépendantes, autonomes ? A
bien regarder la table des matières se dessine une sorte de symétrie à partir
du « livre » central, « Vies Parallèles ».
« Désordre » répond à « Capharnaüm », « Empreintes »
à « Rechute », « Frayeur » à « Mal parti ». On
pourrait être tenté de lire ainsi l’ouvrage, comme en miroir à partir d’un axe
central, surtout que le poème le plus long de la séquence médiane s’intitule
« La vie du poète ». Mais il y a trop d’éléments transversaux et pas
assez de reprises distinctives formelles pour que l’on puisse s’en tenir à une
composition rigoureusement symétrique : il vaut mieux voir une sorte
d’équilibre libre de l’ensemble.
La première partie et la dernière donnent comme en boucle ce qui fait le socle
existentiel du livre : une expérience du mal-être. « Je crache/une
tache de sang…/de langue…//je suis… /… //On se relève/et ainsi de
suite/comme un récit/écrit par je ne
sais qui (…) on souffle/on fait comme si/on sait que rien ne
presse…//heureux/on fait de son mieux/et de plain-pied/touché/on se fait
vieux » (pp.20-21). Et à la fin du livre : « Un long
récit ? //Mur gris et sale//Je respire contre//Le quotidien/Pour toute
réponse » (p.184), « Creuser…//Désenchanter / Le verbe… // Rien de
bien grave // J’apprends / A entairer
mes morts »(p.189).
Nul doute que ce soit une poésie du désenchantement, de la lassitude et de
l’usure, mais c’est aussi une poésie de la résistance ou de la
persistance : « on se relève »(p.140), « Je fais /
L’effort de vivre// De tenir contre »(p.192). Cette tension entre
écrasement et révolte, qui recoupe celle entre souffrance et jeu, ou celle
entre silence et parole, est une des forces du livre. Elle se manifeste aussi
dans l’écriture : tous les poèmes sont en vers libres courts mais à
l’intérieur de cette forme on retrouve une tension entre la puissance de la
verticalité et la fragmentation des éléments constitutifs jusqu’à la bribe ou
le mot isolé par des tirets ou des points de suspension, notamment dans
« Empreintes » et « Vite fait ».
Une autre interrogation insiste à la lecture : l’identité. Il n’y a pas
d’hésitation entre le « je » et le « on » mais une
juxtaposition problématique. « Une sale erreur/Pour toute/Identité » (p.85),
« Un je/brouillard/ou l’autre » (p.89), « Pluriel. Je me cherche
et dénombre/Visage à forme de vent éteint/Pour faire basculer l’absence » (p.158).
Là encore, ce qui est intéressant et juste dans la poésie de Didier Cahen,
c’est qu’il laisse la question ouverte en juxtaposant des réponses possibles.
Cette crise de soi peut être un poids : « On s’imagine/les bras
chargés/de soi/on veille au grain/on cherche » (p.8). Mais elle peut aussi
bien être une tentative pour rejoindre l’autre : « Un je/chanté plus
haut/qui plonge/dans l’âme humaine » (p.138), « La déchirure…/qu’on
aimerait bien/traduire (…) /Poème noué au ventre/et tout ce qui va avec//Refuge
en forme d’ombre/le gris…//…le blanc sali/d’une existence inquiète »( p.147).
Il y a bien chez Cahen une forme de foi résiduelle dans les pouvoirs de la
parole : « j’existe au bord des lèvres » (p.9), ou « On
parle/gris et sale/le nez dans la poussière » (p.143). Mais il y a tout
autant conscience de la fragilité de cette parole tournée vers l’autre :
ou bien parce qu’elle peut tarir (« Sur le chemin/se taire//Les mots
résonnent/à sec//Le mur/où la mémoire… » (p.143)), ou bien parce qu’il n’y
a personne en face : « quelqu’un ? / plus loin ?// rien
que/des miettes de pain »(p.30).
Plutôt qu’une poésie de l’échec, c’est une poésie de l’obstacle, mais il n’est
pas transparent : « J’aurais voulu parler sans images,
pousser/simplement la porte »(p.154).
[Antoine Emaz]
Didier Cahen, Les sept livres, Ed. La
lettre volée, 204 pages, 23€