Le passage 22

Par Emia

22. Une moto-rickshaw m’emportait par une avenue encombrée de camions, de taxis, de cyclistes. Nous empruntâmes un pont, large comme le Fleuve Apô, qui, en contrebas du flot de véhicules, s’épanchait en généreux méandres argentés. Des buffles se tenaient à moitié immergés dans l’eau opaque, se faisant frotter le pelage par quelque enfant. D’autres, éperdus au milieu des sables, tendaient leurs têtes pesantes vers l’avant, la gueule béante dans un beuglement inaudible. Plus loin, des silhouettes humaines s’affairaient parmi des monticules de lessive, déployant des étoffes, qu’on triturait, qu’on plongeait longuement dans l’eau. Quantité de vêtements séchaient étendus à même le sol, rouges, jaunes, bleus ou noirs, la lumière crépusculaire faisant vibrer les couleurs les plus éclatantes.

Près du pont, une tente ronde, aux rayures jaunes et rouges, était amarrée dans le sable incertain. A l’entour s’était massée une foule immense; il en montait une rumeur mélodieuse. Je fis s’arrêter mon rickshaw pour contempler le spectacle. Je me penchai par-dessus le bastingage du pont : des enfants dévalaient la pente jusqu’au fleuve, faisant surgir des lantaniers buissonnants de menus perroquets qui se dispersaient en froufroutant. On voyait loin : des deux côtés du fleuve, la ville piquée de verdure s’étendait jusqu’à l’horizon voilé de bleu sombre.

J’ai fait quelques pas, je cherchais un passage pour atteindre la pente. Quittant la route, je me suis engagée dans une sente jonchée de déchets. J’avançais parmi les ronces, le sol s’effritant sous mes pieds ; j’ai glissé, j’ai dû courir pour ne pas tomber. Les arbustes me blessaient, accrochant de leurs épines la peau de mes mains, de mes bras, et j’ai fermé les yeux. Un choc me les a fait rouvrir : je me suis trouvée nez à nez avec un groupe de jeunes gens. Un regard a plongé dans le mien : Hello, ai-je dit. Hi ! m’a-t-on répondu.

La foule se pressait autour de la tente. Des cris fusaient, des rires, des éclats de voix ; des flonflons – ponctués de roulements de tambours ­– donnaient à cette fête un air de cirque. Loin devant, j’ai cru reconnaître une tête blonde, et je me suis frayé un chemin à travers la foule. Alors que nous atteignions l’entrée, j’ai attrapé un pan de sa chemise défaite. Le jeune homme s’est retourné –

- N’étiez-vous pas sur le bateau pour l’île d’Enigma ?

J’ai acquiescé.

- Et où sommes-nous maintenant ?

- Je crois qu’il s’agit d’un rassemblement politique, peut-être d’une manifestation religieuse : je ne suis pas sûr d’avoir bien compris.

 Nous entrâmes dans la tente. Il y avait là une piste recouverte de sciure ; au fond s’élevait une estrade. Des banderoles portant des inscriptions pendaient du chapiteau, des fleurs en bouquets jonchaient le sol ainsi que le podium tendu de rose où se tenaient, un peu en retrait, plongés dans une lumière bleue, trois musiciens vêtus d’uniformes rouge et jaune. Quelqu’un s’était saisi d’un micro: ça sifflait et grésillait. One – two – trii, one – wto – trii, articulait une voix chevrotante. Un petit homme déroula le fil du micro en gesticulant. Il reprit ses essais : Test, a-t-il dit, test, et : one, trii – for, six – seven – eight – nine.

- Asseyons-nous, a proposé le jeune homme.

La foule prenait place à même le sol. Certains étendaient des châles ou des foulards, d’autres s’accroupissaient ; quelques-uns dormaient, blottis dans la sciure.

- D’ailleurs, on m’a parlé de vous, a dit le jeune homme en haussant la voix pour se faire entendre. J’ai rencontré une fille qui m’a dit vous connaître. Elle m’a abordé dans l’aéroport de Kalamares, vous a décrite, et je vous ai reconnue. Comme je n’avais pas la moindre idée de votre itinéraire, je suis resté évasif. D’ailleurs, on ne sait jamais : il vaut mieux ne pas trop en dire.

- Toujours, jamais… ai-je murmuré.

- Qui est-ce ?

- Je ne sais pas. C’est quelqu’un dont j’ai fait la connaissance à Kalamares.

- On fait toutes sortes de rencontres. C’est ce que j’aime dans les voyages.

J’étais songeuse.

- Que faites-vous en Phéacie ?

Des applaudissements ont couvert sa réponse. La voix du nain s’est élevée, stridente :

- Ladies and Gentelmen, diir frends, I’m proud presentin’ U – Joyo ! Mesdames et Messieurs, voici – Joyo !

Une clameur a salué l’annonce. Les tambours ont émis un roulement. A l’arrière de l’estrade la tenture s’est entrouverte, laissant passer une femme au maintien impérial. Asseyez vous, sit down, pliise, a crié le nain. La foule ondoyait. Sur le côté, deux hommes hissaient difficilement, à l’aide de cordages, un portrait de l’invitée au-dessus de l’estrade. A mesure que le visage colossal, encadré d’une chevelure si lisse qu’on eût dit un casque, s’élevait par à-coups, Joyo en personne s’avançait en direction de la foule.

- En Phéacie ? a répété le jeune homme. J’y fais la même chose que vous, je présume : je voyage. 

Alors qu’on fixait l’image à la tenture, Joyo prononça quelques phrases ; le public poussa un long cri modulé. Brandissant son micro, elle ressemblait à une artiste de variétés.

- Comment vous appelez-vous ? ai-je demandé à mon voisin.

- Thauma. Et vous ?

Je lui ai dit mon nom qu’il a répété en hochant la tête.

Nous restâmes silencieux pendant de longues minutes. Joyo, media-star phéacienne, présentait son programme électoral auquel nous ne comprenions pas grand-chose. Le public saluait les différents points de sa politique ; elle grimaçait ; l’assemblée applaudissait. Un homme grimpa sur le podium pour passer un collier de fleurs autour du cou de l’élue. La musique joua un accord, et un cône de lumière balaya l’estrade en faisant jaillir une gerbe d’étincelles des boucles et des bagues, des colliers et des bracelets dont Joyo était parée. La lumière s’attarda sur son visage : je ne vis que des plis de chair luisante et deux trous à la place des yeux.

- Partons, suggéra Thauma.

Dehors, il faisait nuit noire. Nous laissâmes derrière nous la tente d’où des clameurs étouffées continuaient de monter par vagues successives. A l’entour s’étendaient des plans d’eau et de sable morne.

- Allons boire un verre.

Thauma suggéra l’hôtel Trivium, proche à la fois de mon hôtel et du sien (il logeait à l’Utopia). D’accord pour le Trivium, dis-je.


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