L’indépendance de la presse est, il me semble, une question que je crois avoir évoquée dans ces colonnes. Et cette question est d’autant plus prégnante en France que la presse y est massivement subventionnée. Or, en face de ces subventions, les Français en ont-ils pour leur argent ? Petit-à-petit, le voile se lève sur la dure réalité : que nenni, le peuple se fait rouler dans la farine.
Et ce n’est pas moi qui le dis, mais bien la Cour des Comptes. Rassurez-vous : son pouvoir de nuisance de sanction étant nul, le rapport qu’elle a pondu n’aboutira comme on s’en doute à aucune décision concrète d’arrêter les frais. Cependant, malgré ce manque normal et mollasson de toute action, le constat perdure : alors qu’à l’issue des états généraux de la presse en 2008, la quantité de tombereaux d’argent public a été doublée, la crise de la presse persiste et s’accroît, au point que la Cour juge le fameux plan « peu efficace » (ce qui se traduit en langage normal par « un sacré beau gâchis d’argent public »).
Et avec le ton calme, pondéré et bien trop neutre qui la caractérise, la Cour explique même qu’avec tout ce pognon, le secteur de la presse française serait un peu devenu dépendant de ces aides par ailleurs hétérogènes et qui n’atteindraient pas bien leur objectif. L’image d’un drogué qui ne peut plus se passer de sa dose quotidienne vient immédiatement à l’esprit, ce qui serait drôle si le drogué en question n’entendait pas nous faire en plus la morale et orienter l’opinion de tout le monde en présentant les informations de la façon qui lui convient.
Jusque là, on roulait de constats d’évidences en agaçantes vérités malheureusement ignorées. Cette fois-ci, la Cour aura cependant franchi une étape en proposant de façon assez timide (mais c’est mieux que rien) de simplifier les aides directes et de « supprimer toutes les aides fiscales dont la pertinence n’est pas avérée » ce qui est un vrai changement. On n’en est certes pas à réenchanter la politique comme disait l’autre spécialité fromagère, mais on sent poindre ici l’idée révolutionnaire que lorsqu’une subvention n’apporte rien de bon, peut-être est-il utile de l’arrêter. Avec autant de bon sens distillé dans un rapport, on pouvait s’attendre à ce que les journalistes tiennent enfin un sujet solide sur lequel faire quelques croustillants papiers ; malheureusement, pour une fois, ils sont le sujet central du rapport en question et on comprendra que la presse se soit donc contentée du minimum syndical pour relayer les efforts de la Cour.
Je ne peux cependant pas m’empêcher de penser que tout cet exercice a quelque chose d’un peu futile.
Certes, il a donné l’occasion à la fine plume de Baptiste Créteur de s’exercer sur le sujet, en notant que la modération de la Cour, jugée extrémiste par les journalistes, serait vite balayée à la fois par leur incurie et par l’actualité qu’ils s’empresseront de traiter à leur accoutumée, pour plaire non aux Français mais au pouvoir, seul garant que le manège continue à tourner et qu’un Mickey soit régulièrement descendu pour que l’un ou l’autre puisse en choper la queue. Certes, le rapport, aussi feutré soit-il, reste indispensable pour marquer un jalon dans la lente découverte par les Français de l’étendue du foutage de gueule qu’on leur fait subir.
Mais le besoin clairement exprimé de détacher enfin la presse du pouvoir en la déscotchant du téton public n’est même plus réellement utile. S’il est tout de même bon de rappeler (comme le montre le tableau ci-contre, qu’on pourra détailler en cliquant dessus) que nos quotidiens nationaux et régionaux se gavent d’argent public — à hauteur de 18.5 millions d’euros pour le Monde, 17 pour le Figaro ou quasiment 10 pour Libération par exemple –, le marché, cette réalité épineuse que nos journalistes et nos politiciens s’obstinent à oublier, finit par les rattraper, avec vengeance.D’une part, j’avais noté dans un précédent billet qu’au niveau mondial, le sort de la presse papier était déjà jeté : la profession étant encore persuadée de vendre de l’information alors qu’elle ne fait, en réalité, que vendre de l’audience et une part d’influence, elle persiste à — dans le meilleur des cas — vendre cette information qui est progressivement disponible de façon gratuite partout ailleurs, ou — dans le pire des cas — à verrouiller, déformer ou orienter cette information ce qui lui fait en plus perdre et son audience, et sa crédibilité, assise naturelle de son influence. Le petit graphique suivant, tiré d’une étude de LinkedIn en matière d’embauche, en dit fort long sur le futur grisâtre qui attend la presse :
Mais d’autre part, et si on se recentre sur le cas plus spécifique de la presse franco-française arrosée de subventions et noyée sous les avantages fiscaux divers et variés, c’est la justification même de ces avantages fiscaux qui est en train de disparaître rapidement avec les nouvelles technologies. Comme je le mentionnais au paragraphe ci-dessus, difficile, à l’heure d’internet, de justifier par exemple des aides massives pour le renouvellement des rotatives ou des chaînes de production traditionnelles alors que les tirages continuent de s’effondrer et que le relai de croissance, en matière d’audience, se trouve sur des supports qui n’ont que faire de l’encre et du papier.
Pire, il devient ridicule de trouver une quelconque excuse aux généreuses subventions publiques relatives à la distribution de la presse lorsque celle-ci s’échange maintenant de façon majoritairement électronique, en dehors de tous les canaux antédiluviens, lents et syndicalement grevés de la Poste et des courriers physiques traditionnels.
Pas étonnant, dès lors, d’apprendre que, tous comptes faits, les entreprises qui avaient pris l’habitude de distribuer les journaux papiers s’en passent petit à petit ; dans ces compagnies de transport, le journal est lentement mais sûrement abandonné ; ainsi, le Thalys offre par exemple internet à bord de ses wagons, ce qui y a dramatiquement diminué la consommation de presse papier. Quant à Air France, la nécessité de couper dans les coûts alliée à la même constatation de désaffection du papier et de l’encre qui tache pousse la compagnie française à délaisser les journaux pour passer aux tablettes. Mine de rien, c’est un gros paquet d’exemplaires de Libération (par exemple) qui ne trouvera plus preneur. Et avec « Plouf la justification qui tombe à l’eau », on peut s’attendre à entendre « Plouf le journal sans lecteurs ».
(Soyons clair : l’hypocrisie de ce dernier journal justifie largement qu’on se paye sa tête ainsi que la lecture de ce billet pourra vous en convaincre au passage)
La réalité, c’est que la presse française traditionnelle va, effectivement, disparaître ; le journal de papa a vécu, très bien, trop bien même puisqu’il le faisait sur le dos des contribuables à mesure que ses lecteurs s’évaporaient. Cette presse-là est déjà en train de se faire remplacer par un autre type de médias, entièrement privés, dont les patrons sont à la recherche directe de ce profit si honni des presses communistes et socialistes pourtant joyeusement financées par Rothschild ou des fonds d’investissement. Du reste, si l’on se rappelle la vigueur de la presse française, pourtant non subventionnée, avant la première guerre mondiale, on ne peut que dire tant mieux, bravo, encore ! Quand on se rappelle qu’Albert Londres n’avait aucun des avantages fiscaux d’un Demorand ou d’un Plenel, qu’il n’avait pas la carte de presse, on dit parfait, génial, qu’il en soit ainsi !
Et surtout, surtout, lorsqu’on voit que la subvention publique disparaît au profit d’une subvention, privée celle-là, offerte par Google, l’une des plus grosses sociétés assises sur les nouvelles technologies, on sait que quoi que disent nos vieux journalistes français, quel que soit leur indifférence face aux rapports de la Cour des Comptes, leur temps est déjà révolu. Ils ne le savent pas, mais ils sont déjà morts.Et franchement, c’est tant mieux.