Officiellement, le feu couvant dans l’âtre aurait émis de l’oxyde de carbone. Mais quelqu’un a-t-il délibérément obstrué le conduit ?
FRÉDÉRIC LEWINO ET GWENDOLINE DOS SANTOSLundi 29 septembre 1902. Le valet de chambre d’Émile Zola fait les cent pas dans le salon. L’heure défile, 8 heures, 8 h 15, 8 h 30… et toujours pas de mouvement dans la chambre des patrons. Mais que font-ils ? Joueraient-ils à touche-pipi à leur âge ? D’ordinaire, monsieur et madame Zola se lèvent tôt. Ce n’est pas de chance, voilà qu’ils choisissent de faire la grasse matinée justement le jour où des fumistes sont attendus pour vérifier le conduit de la cheminée.La veille au soir, M. et Mme Zola sont rentrés à leur appartement parisien après l’été passé à leur maison de campagne de Médan. En tout cas, ce n’est pas le voyage en train qui a pu les épuiser, car leur propriété est proche de la capitale, dans les Yvelines. Neuf heures sonnent et toujours pas un bruit. Jules Delahalle commence à s’inquiéter. Il frappe à la porte de la chambre avec insistance, pas de réponse. On se croirait à la permanence paloise de François Bayrou. Ni une ni deux, avec deux autres domestiques, Jules défonce la porte pour découvrir… deux corps inanimés. Madame Zola gisant sur le lit ; monsieur Zola, immobile sur le tapis, au milieu de ses déjections. Sapristi !
Prévenu par les domestiques, le docteur Lenormand est le premier à débarquer dare-dare. Il se penche sur Alexandrine. Elle respire encore ! Mais avec grande difficulté. Aidé de son confrère Bermann arrivé à son tour, Lenormand réussit à la ranimer. Les voilà maintenant en train de s’affairer autour de Zola allongé dans son vomi. Ils s’acharnent, en vain. À 10 heures, il n’y a plus rien à faire. L’immense Émile Zola est mort, à 62 ans. Aussi mort que l’écologie politique aux yeux de Noël Mamère… Encore inconsciente, Alexandrine est transférée à la maison de santé de Neuilly. La nouvelle du décès de l’écrivain fait le tour du monde en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
Fantasmes
Il faut avouer que l’écrivain est fichtrement célèbre. Il est devenu un des hommes les plus admirés de France après la publication des Rougon-Macquart. Mais c’est également un polémiste détesté. Son “J’accuse” à la une de L’Aurore pour défendre Dreyfus en janvier 1898 avait déclenché une haine intense contre lui, le premier écrivain non juif à se battre avec ténacité contre l’antisémitisme ! Sa lettre ouverte au président de la République de l’époque lui vaut une condamnation par un tribunal, des tentatives d’attentat contre lui, des menaces de mort, des lettres haineuses par centaines. Il devient le “métèque apatride”, le “sale cochon”, le “vendu aux Juifs”, en quelque sorte, l’homme à abattre pour les anti-dreyfusards… Pire qu’un Rom… Bref, sa mort ne laisse surtout pas indifférent. Soit on verse des larmes, soit on verse du champagne, mais dans les deux cas, on ne peut pas s’empêcher de fantasmer sur sa disparition. Une mort idiote par asphyxie à l’oxyde de carbone ? Pas possible. C’est plutôt un assassinat !
Reprenons les faits. Le 28 septembre, Émile et Alexandrine Zola rentrent à Paris après leur séjour annuel dans leur “cage à lapins” de Médan, en bord de Seine. Jules Delahalle, leur fidèle valet, les a précédés de quelques heures pour préparer leur appartement parisien. Pas de bol, le temps est plutôt mauvais, il fait frisquet et humide. Qu’à cela ne tienne, Jules allume un petit feu dans la chambre de ses maîtres en utilisant des boulets Bernot (du charbon). C’est moins efficace que des bûches, mais les Zola sont un peu radins, surtout madame. En quelques secondes, la pièce est envahie par une épaisse fumée. Flûte ! Voilà que cette cheminée, qui tirait à merveille avant l’été, fait des siennes. Tant pis pour le feu. Jules referme la trappe de la cheminée pour l’éteindre, ouvre la fenêtre pour aérer. Lorsque le couple arrive à pied de la gare Saint-Lazare, le valet raconte ses déboires fumants à Alexandrine, qui lui demande de ne surtout pas rallumer la cheminée et de prévenir les fumistes de passer dès le lendemain.
Pendant la nuit, Alexandrine se trouve incommodée. Un violent mal de tête la réveille, elle se plaint de vives douleurs abdominales. Elle se lève, va jusqu’au cabinet de toilette, manque de s’évanouir en regagnant son lit. Réveillé par les gémissements de son épouse, Émile Zola est, lui aussi, patraque, mais il estime que ce n’est pas la peine d’en faire tout un plat. Jusqu’aux chiens qui sont malades ! Sans doute ont-ils tous mangé quelque chose de pas frais. “Demain, nous serons guéris”, lance-t-il à sa femme. Il ne va tout de même pas déranger les domestiques pour si peu, en pleine nuit. Ah, ces bonnes femmes, toujours à s’inquiéter pour rien ! Pour rien ? Quelques minutes plus tard, Émile se lève à son tour, il manque d’air. Il s’écroule avant de parvenir à ouvrir la fenêtre. Mais ce n’est pas du chiqué, l’écrivain gît sans connaissance sur le sol. Les Zola ne seront découverts qu’à 9 heures du matin par les domestiques.
L’enquête menée tambour battant
Quand le commissaire Cornette se pointe sur les lieux, à 10 h 20, une flopée de journalistes sont déjà sur place en train de harceler Mme Monnier, la concierge. Le policier prend l’affaire très au sérieux, car la victime est bien connue des services de police pour avoir fréquenté les lupanars à l’époque où il rédigeait Nana, mais surtout depuis sa croisade dreyfusarde. Le commissaire Maigret montre à son collègue une bouteille d’eau chloroformée à moitié vide sur la table de nuit. Tiens, tiens. Cornette conclut de prime abord à un “empoisonnement accidentel par médicaments”. Quelle perspicacité ! Aussitôt, la presse s’empare de l’information pour suggérer un empoisonnement de Zola par sa femme ou encore un suicide. Le magazine Closer cherche désespérément dans ses archives une photo d’Alexandrine topless à Médan. En milieu de journée, le commissaire Cornette revient sur sa thèse en constatant que la cheminée est encore chaude. Une intoxication au gaz carbonique ou à l’oxyde de carbone ? Le docteur House arbore un grand sourire d’approbation…
Effectivement, derrière le rideau métallique baissé par le valet la veille, les boulets ont continué à se consumer lentement. Probablement, des fumées nocives, inodores et invisibles se sont propagées dans la pièce. L’enquête est menée tambour battant. Le sang des victimes, chiens compris, est analysé au plus vite. Tous les échantillons présentent des quantités massives de monoxyde de carbone. Voilà donc le tueur ! Si Alexandrine et ses chiens ont survécu, c’est parce qu’ils étaient couchés sur le lit, à une hauteur où la concentration en gaz mortel était moindre. Autopsies, analyses, reconstitutions, enquêtes de voisinage, tout confirme, aux yeux de l’autorité, la thèse de l’accident. Pourtant, il y a de quoi se poser des questions.
Lorsqu’une reconstitution à l’identique est réalisée avec des canaris et des cobayes, ces derniers restent en vie. Curieux. Manque-t-il un paramètre ? Et puis pourquoi cette cheminée qui tirait visiblement si bien avant l’été s’est-elle mise brutalement à fumer ? Les experts, encore une fois, évoquent la présence d’un bouchon de suif bloquant l’évacuation des fumées. Il se serait formé à cause des trépidations de la rue durant l’été. Toutes les cheminées voisines sont-elles bouchées de même ? Non. Lors de l’interrogatoire du voisinage, un inspecteur apprend que des couvreurs travaillaient sur les toits la veille du décès. L’un d’eux aurait-il obstrué la cheminée par mégarde ? Curieusement, la police coupe court à son enquête. Même si une lettre postée à Zola le jour du drame semble revendiquer sa mort, l’enquête se borne à conclure à une mort accidentelle. Visiblement, le gouvernement a voulu expédier l’affaire au plus vite pour ne pas raviver les braises de l’affaire Dreyfus.
Aveu ?
Crime parfait. Il faut attendre 1953 pour que Jean Bedel, journaliste à Libération, publie une série d’articles intitulée “Zola a-t-il été assassiné ?”. Il a rencontré Pierre Hacquin, un pharmacien, qui lui affirme avoir connu l’assassin de Zola. Il s’agirait d’Henri Buronfosse, un entrepreneur fumiste qui lui aurait confié juste avant de mourir, en 1928, avoir bouché la cheminée de Zola le 28 septembre 1902 alors qu’il travaillait sur une cheminée voisine. Puis l’avoir débouchée le lendemain matin. Ni vu ni connu. Pourquoi l’aurait-il fait ? Parce qu’il appartenait à la Ligue des patriotes, créée par Déroulède, donc fervent nationaliste et anti-dreyfusard à mort. Buronfosse aurait voulu “enfumer le cochon”. Celui-ci aurait déménagé en 1903 et ajouté le prénom Émile à son état civil : Henri-Émile Buronfosse. Provocation ? Remords ? Trophée de chasse ?
Avant de mourir, le commissaire Cornette aurait confessé à un de ses proches : “Oui, Zola est mort dans des conditions très suspectes… Je crois que si on avait cherché davantage, on aurait découvert qu’il ne s’agissait peut-être pas tellement d’un accident ; mais à ce moment, la France sortait à peine de l’affaire Dreyfus. L’autorité supérieure ne tenait pas à avoir un autre sujet d’agitation.” Nul ne sait si tout ça est vrai. En attendant, si Zola a réellement été assassiné, c’est un crime parfait.
Source: Lepoint.fr