Au cours d’un récent repas de famille, je me suis trouvé fort marri lorsque deux de mes proches ont inversé le sens que j’attribue à cette phrase extraite de l’Epitre de Saint Paul aux Galates : « Quand je me considère je me désole, quand je me compare je me console »*.
Mes interlocuteurs interprétaient l’attitude du locuteur – je ne leur avais pas encore révélé qu’il s’agissait d’un saint homme -, comme une forme d’arrogance et de mépris à l’égard d’autrui.
Le sens qu’ils lui attribuaient était : quand je vois les autres je les trouve méprisables, quand je me considère, je me trouve bien plus estimable ! C’est le sens de cette locution québécoise : « Si on prend comme point de repère autrui, le moi n’est pas si mauvais. »
Mon interprétation est au contraire celle de la leçon d’humilité, voire d’une forme d’autodérision : en regardant la misère dont souffrent nombre de personnes de mon entourage, j’en conclus aisément que mon sort est bien plus enviable. C’est une invite à regarder mes soucis, éventuellement avec un peu d’ironie dans le regard que je me porte, pour ce qu’ils sont : dérisoires en comparaison des leurs.
Je conçois, je viens de le comprendre, qu’un esprit retors puisse relever aussi une pointe d’autosatisfaction.
J’en suis ravi ! Démonstration.
Ceux qui consacrent une partie de leur temps à soutenir celles et ceux qui souffrent autour de nous, savent que leur activité est indispensable. L'action d’aller vers l’autre, est la conséquence d’un choix conscient et volontaire en direction de ceux qui ne trouvent pas leur compte dans une société égotiste, matérialiste, qui valorise l’avoir et la possession des objets plus que le développement de l’être. Ils expriment leur liberté en agissant pour l'égalité d'accès des droits de tous, et peuvent à tout moment s'arrêter ou continuer en fonction de leurs contraintes ou de leur désirs.
Notre attitude est une ré-action positive à la compétition des egos et sa principale conséquence : l’érosion des valeurs d’aide et de partage au-delà du cercle privé (famille et amis…). Nous n'acceptons pas de fermer les yeux sur un environnement social de plus en plus agressif et discriminatoire.
Nous voulons dans nos actes, maintenir la solidarité comme valeur universelle du vivre ensemble républicain. Nous y trouvons du bonheur, et de l’amitié ; nous y développons des connaissances et une expérience pratique et humaine qui nous arment pour affronter les difficultés des autres qui sont aussi parfois les nôtres. La pratique du bénévolat consolide nos choix, nous structure et nous épanouit. Elle se suffit à elle-même, elle n’a pas besoin de se comparer, de rivaliser, de désigner des adversaires, de cliver. Elle nous ouvre sur le monde. C’est là toute mon autosatisfaction.
Le fait de donner du temps, de consacrer une partie de son énergie, de partager des compétences et des savoir-faire, et de donner de l’argent, n’est pas l’expression d’un pouvoir dominateur sur autrui, mais bien plutôt le témoignage d’une victoire sur nous-mêmes. Nous ne nous contentons pas de voeux pieux : pour nous former un jugement sur les événements qui nous touchent, nous nous coltinons à la réalité.
J’ai le sentiment parfois, que celles et ceux qui croient pouvoir renverser le sens que nous donnons à notre action, cherchent plutôt à se consoler d’eux-mêmes, entre eux, en réaffirmant un ego désemparé par l’impuissance à donner un sens à leur vie autrement que sous l’influence ravageuse – et tapageuse - des informations télévisuelles, des clans et des réseaux idéologiques, des traditions héritées de l’enfance, des croyances issues des arrières-mondes – telles que les religions ou les philosophies relativistes qui prospèrent sur la crédulité populaire...
La thématique de fond qui traverse le livre d'Emmanuelle Heidsieck décrit la voie sur laquelle nous semblons nous engager. Celle du totalitarisme mercantile.
Pour autant, ce n’est pas parce que nous nous sommes plus heureux dans des pratiques bénévoles, gratuites et solidaires, que nous aspirons à une vision jacobine et robespierrienne de la vertu. Notre but n'est ni de changer le monde, ni de transformer la nature humaine.
Mais ce n’est pas non plus parce que nous souhaitons que chacun garde sa tête sur ses épaules, que nous devons accepter que d’aucuns veuillent faire rouler la nôtre dans le panier.
Cela n’est pas une question de vanité, c’est le droit d’affirmer notre dignité, et la fierté de faire ce que nous faisons.
* Galates 2,16.19-21. Certains attribuent cette pensée à Talleyrand
Plume Solidaire
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À L’AIDE OU LE RAPPORT W
Emmanuelle Heidsieck
14.90€
Un professeur de droit à la retraite rend des services dans son voisinage. Un jour, deux policiers se jettent sur lui, le menottent et l’embarquent. Il est placé en garde à vue. Il risque gros.
Le service gratuit, aider les autres sans contrepartie financière, est désormais un délit passible d’une peine de prison et d’une forte amende. Au ministère de l’Intérieur, deux hauts fonctionnaires ont préparé le terrain en rédigeant un rapport visant à traquer tout ce qui, dans le secteur non lucratif, peut fausser la libre concurrence.
Petite réparation, aide à domicile, conseil gratuit, hébergement à l’œil… autant d’activités passibles de condamnations puisqu’elles viennent concurrencer celles des entrepreneurs méritants. De toute façon, les esprits sont prêts : le comportement altruiste est une façon d’obliger autrui, de l’abaisser, de le placer en position d’être redevable, non ?
Dans ce roman d’anticipation, on trouve un rapport avec des parties et des sous-parties, des sections, des annexes. La description du rapport de dominant/dominé qu’entretiennent les deux hauts fonctionnaires – comment l’un exprime ses pulsions sadiques, comment l’autre y est détruit à petit feu. On trouve un lexique des formules de politesse à bannir : ne dites plus « de rien, le plaisir est pour moi, je t’en prie, je vous en prie, pas de problème, mais c’est moi qui vous remercie… ». Ainsi qu’un rappel historique révélant que l’interdiction du non-lucratif est déjà en marche : accusées de concurrence déloyale, les mutuelles et les associations ont été, il y a quelques années, assimilées à des entreprises classiques, leur vocation d’entraide et de solidarité ayant été balayée. Ces éléments s’agencent pour décrire un monde effrayant qui ressemble au nôtre.
Emmanuelle Heidsieck est l’auteure de plusieurs romans où se mêlent recherche littéraire et questions sociopolitiques.
Elle a notamment publiéVacances d’été(Laureli/Léo Scheer, 2011),Il risque de pleuvoir(Le Seuil Fiction & cie, 2008) etNotre aimable clientèle (Denoël, 2005).