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"Un des grands malheurs de la vie moderne, c'est le manque d'imprévu, l'absence d'aventures" (Théophile Gautier).

Publié le 28 septembre 2013 par Christophe
Face aux livres dont tout le monde parle, surtout en période de rentrée littéraire, il y a plusieurs attitudes possibles, la méfiance, presque naturelle (c'est trop beau pour être vrai !), la rébellion (je ne suis pas un mouton de Panurge, quand même !), l' "Inrocks-attitude" (ça se vend ? C'est à ch... !) ou encore se montrer consciencieux et lire par soi-même, parce que ça reste la meilleure des solutions. Ici, le roman concerné arrivait précédé d'une réputation flatteuse mais surtout, SURTOUT, on disait que ce livre faisait rire ! Oh, la denrée rare, la perle dans l'huître, l'aiguille dans la botte de foin !! En plus, un titre qui, forcément, éveille la curiosité et une présentation de l'auteur bidonnante, hop ! emballé, c'est pesé, voici dans mes mains "l'extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans un armoire Ikea", de Romain Puertolas (aux éditions le Dilettante). Mais, attention, ne vous y méprenez pas, au milieu des situations absurdes, des running gags et de ton léger, le roman aborde aussi un sujet bien plus grave, d'une façon complètement décalée, ce qui n'enlève rien à la réflexion qu'on peut avoir...
Ce matin-là, Gustave Palourde, taxi de son état, affable et avenant de caractère, attend devant l'aéroport de Roissy le prochain pigeon, euh, pardon, client qui voudra aller à Paris grâce à ses services. Eh oui, quoi de mieux qu'un touriste tout émoustillé par son séjour dans la plus belle ville du monde pour faire monter le compteur en passant par les chemins de traverse, ni vu, ni connu, je t'embrouille...
Mais Gustave ne sait pas encore que ce client aux oeufs d'or attendu comme le Messie va en fait lui attirer bien des ennuis... Ce client arrive manifestement d'Inde (cf le turban) et est sans doute un riche industriel (cf le costume). le cerveau de Gustave se met en branle avec un bruit de tiroir-caisse, celui-là, il ne va pas le louper !
D'autant que le bonhomme ne paraît pas bavard. Assis sur la banquette, au lieu de donner une adresse précise, il n'a prononcé qu'un mot. Enfin, un mot... Une marque, plutôt : Ikea. Pour le reste, l'anglais du chauffeur de taxi est trop limité pour en comprendre plus. Mais, comme le gars n'a pas l'air de connaître le coin, il va le conduire dans un Ikea à l'autre bout de la région parisienne, à Thiais, près d'Orly, quelle ironie, histoire de faire gonfler le prix de la course...
Ce qu'ignore notre brave chauffeur teeeellement parisien, c'est qu'il transporte un client bien plus malin qu'il n'y paraît... Ajatashatru Lavash Patel, c'est son nom, arrive d'un village du fin fond de l'Inde où il est une star. Car il est fakir et réalise des miracles divers et variés... Enfin, le terme exact serait plutôt illusion ou tour de magie... Mais en faisant croire que c'est vrai. Disons-le, ce fakir a tout d'un escroc... Et Gustave va le constater à son détriment...
S'il vient en France, c'est donc pour faire une course chez Ikea, chaîne de magasins pas encore implantée dans son pays (mais, apparemment, ça va changer...), une course un peu particulière que je vous laisse découvrir. Un voyage express : il a prévu de repartir avec son achat dès le lendemain et d'épater une galerie déjà conquise à son retour au village.
Ah oui, détail important, Ajatashatru n'a pas un rond en poche, juste un billet de cent euros complètement faux et des talents de manipulateur qu'il entend bien mettre à profit pour repartir en Inde sans rien débourser... Et ça commence avec ce charmant chauffeur de taxi, qui n'y voit que du feu. Mais, ça se gâte dans le magasin... D'abord, parce que l'article sur lequel lorgne le fakir coûte plus que 100 euros, ensuite, parce qu'il faut le commander... Il n'aura son bien que le lendemain, juste à temps pour remonter dans l'avion.
A lui de meubler la journée et surtout de trouver les quelques euros qui lui manquent pour régler la note, enfin, une petite partie de cette note... Et comme il ne connaît pas du tout la région où se trouve la grande surface suédoise, il décide de rester dans le magasin. Il saura y piéger un client pour les euros manquants et trouver un coin confortable pour passer la nuit, après tout, ce ne sont pas les lits qui manquent...
Les euros, ils viendront d'une charmante cliente, Marie, qui sera la première personne rencontrée par Ajatashatru lors de son périple, à fissurer sa belle assurance, son arrogance de fakir. Pour la première fois, il y a comme un regret dans l'esprit de l'escroc à mentir et voler son prochain... Car, le fakir est séduit, lui qui a fait justement de la séduction, sous sa forme la plus hypocrite, son fonds de commerce... Ce ne sera pas la dernière fissure dans ses certitudes... Quant à sa nuit magique au pays merveilleux des meubles en kit, elle va tourner au cauchemar...
Ajatashatru, un peu trop sûr de ses talents, fait comme chez lui, oubliant juste qu'un magasin comme celui-là vit aussi la nuit... Surpris en plein plateau-télé par une visite technique, il doit se cacher au plus vite... et se retrouve dans la fameuse armoire dont vous attendiez tous l'arrivée dans notre histoire... Mauvaise pioche, l'armoire en question appartient à une collection qui doit quitter le catalogue dès le lendemain...
Les employés qu'il a fuis viennent emballer les meubles mis au rancart et vont les faire sortir du magasin, sans soupçonner que l'un d'entre eux abrite un passager clandestin... Un passager qui, lui-même, sent bien qu'on le déplace mais n'a aucune idée d'où on l'emmène... Voilà comment va débuter l'extraordinaire voyage de ce fakir pas aussi roué qu'il l'imaginait, à travers l'Europe et même au-delà...
Je rassure les âmes sensibles et les claustrophobes qui liraient ce billet, il ne va pas rester coincé dans l'armoire tout au long du livre. Il va même en sortir assez rapidement, mais trop tard pour pouvoir mener son plan initial à bien... Car, lorsqu'il émerge enfin du meuble, c'est pour découvrir qu'il est dans un camion en train de rouler vers l'inconnu... Et, en plus, il n'est pas seul dans ce camion...
Je ne vais pas en dire plus sur les événements qui vont se produire, en tout cas, pas de façon détaillée. Mais, vous me connaissez, je ne vais pas m'arrêter là ! Prenons les choses dans l'ordre. Je vous ai résumé ci-dessus la partie la plus drôle du roman. Attention, entendons-nous bien, l'humour est présent tout au long du roman, mais cette première partie c'est vraiment, pardonnez ma trivialité, "top à la déconne".
Dans la narration, dans la caricature poussée parfois jusqu'au cliché (attention, on est sur le fil du rasoir, parfois, et on joue les funambule d'un bout à l'autre, en particulier avec le personnage de Gustave et de ses proches), dans l'utilisation de gags récurrents, comme la prononciation du nom du fakir, source de calembours à répétitions (Goscinny, maître à penser de Puertolas ?) et de quiproquos...
Je me suis gondolé comme une étagère Ikea pendant toute cette première partie. Mais, lorsqu'il se retrouve dans le camion, l'irruption de nouveaux personnages dans une situation déjà fort incongrue va changer la donne. Dans ce camion, Ajatashatru va rencontrer ceux qui vont ébranler pour la deuxième fois ses certitudes et réveiller la morale, profondément endormi tout au fond de son être enturbanné...
Car, à l'arrière de ce camion, est monté en profitant d'un arrêt un groupe d'émigrés clandestins originaires du Soudan. Le voilà, le thème de société au combien grave et sérieux que Puertolas va introduire dans son histoire délirante. Clandestin malgré lui et même contre son gré, puisque, tel ET, Ajatashatru ne souhaite qu'une chose, rentrer chez lui, le fakir va découvrir le sort de ces êtres humains qui ont tout quitté pour essayer de rejoindre un hypothétique eldorado, au péril de leur vie et contre de véritables rançons...
A la fois confronté à la vraie misère mais aussi considéré comme un clandestin lui-même, avec les risques que ça représente, le fakir va avoir une illumination : il va vouloir s'amender (se rédimer est peut-être un terme un peu trop fort) et faire le bien autour de lui désormais... Seulement, les événements qui vont se succéder vont à la fois lui apporter des éléments de soutien et de gros, gros ennuis...
Des ennuis qui prennent la forme, en particulier, d'un certain Gustave Palourde, chauffeur de taxi certes affable et avenant mais qu'il ne faut pas pousser dans les orties, car il est un tantinet rancunier... Une vraie poursuite s'engage avec la volonté affichée de se venger d'un escroc en lui faisant passer, y compris violemment, le goût d'escroquer...
Au passage, et pour rester au rayon comédie, Puertolas égratigne la police des frontières britanniques, les procédures liées à l'immigration en Europe, hors et dans l'espace Schengen, le monde du cinéma et de l'édition, les terroristes fanatiques, les gitans, les capitaines de marine marchandes peu scrupuleux, les magasins vendant des meubles en kit et les fakirs doux rêveurs qui débarquent dans le monde occidental moderne comme les Persans de Montesquieu la France du XVIIIèm siècle...
Oui, tout escroc et prestidigitateur (pourquoi j'écris un mot pareil, moi !) de talent qu'il est, Ajatashatru arrive dans une société dont il ignore tout des codes sociaux, moraux, politiques, enfreignant sans le vouloir un tas de règles dont il ignore parfois jusqu'à l'existence (n'exagérons pas, il sait que ce n'est pas bien de voler, même s'il le fait...). Et c'est aussi ce décalage culturel qui donne du sel à ce récit.
Mais, c'est vrai que les états d'âme du fakir et sa confrontation à l'arbitraire occidental, d'une part, et à la misère qui pousse à devenir clandestin de l'autre, viennent un peu nuancer l'humour du roman et son humour vache (sacrée). On rit encore des situations dans lesquelles va se mettre, le plus souvent sans le faire exprès, notre brave fakir. Mais, le sort de ces hommes, souvent dramatique, la guerre, la pauvreté et l'avenir incertain des peuples du sud sont toujours là, bien présents, soit directement dans le texte, soit à l'esprit du lecteur.
Pourtant, Ajatashatru ne vient pas d'un endroit prospère, il n'est pas issu d'une famille riche. Mais son statut social, pourtant usurpé, lui a toujours permis de profiter d'un confort au détriment de ses concitoyens. Là, les écailles lui tombent des yeux, ces gens-là sont bien loin des pauvres hères dont il tire ses ressources et ils sont aussi bien plus en difficulté. Voilà ce qui va faire tilt, le travailler et le pousser à changer... Pour devenir... Ah, non, ça, je ne le dis pas, vous verrez bien, mais je dois dire que la façon dont Puertolas traite cette nouvelle vocation est, pour le coup, franchement hilarante...
Il y a, en seconde de couverture (en fait, sur le rabat de la couverture où est écrit le résumé qui n'est pas en quatrième de couverture, puisqu'en quatrième de couverture, il n'y a pas de texte mais un dessin, vous me suivez ?) une phrase, qu'on retrouve dans le corps du roman, que j'ai faillie mettre en titre de ce billet. Elle dit en substance qu'au XXIème siècle, les derniers aventuriers ne sont ni les marins solitaires, ni les alpinistes, ni les aérostiers, ni les astronautes (j'enjolive, j'extrapole), mais les clandestins qui franchissent les frontières dans des conditions extrêmes et bravent des dangers inouïes avec la quasi certitude d'échouer au final...
Vu le contexte du roman, et vu ce qui arrive au fakir, on pourrait croire qu'il y a là un vrai sarcasme. Mais, je ne le crois pas. J'en veux pour exemple le récit des clandestins du camion racontant comment ils ont mis près d'un an à arriver dans ce véhicule, à une Manche de leur objectif final, quand un vol régulier permettrait de faire le même trajet en... 11 heures...
Puertolas interpelle ses lecteurs sur ces situations terribles, bien loin des clichés sur les hordes d'envahisseurs que nous promettent certains augures à la triste figure, mais sans jamais perdre de vue son objectif : faire un livre drôle. Je n'ai pu m'empêcher de penser, au fil des pages, que si Philéas Fogg revenait, il ne serait peut-être plus un dandy britannique, mais un fakir gentiment arnaqueur...
Je vous vois sourire, je vous entends d'ici : il déraille, le Drille, il déraisonne ! Mais non, la référence à Jules Verne est explicite dans le roman. Le roman aurait pu s'appeler "les tribulations d'un fakir en Europe". Mais, c'est vrai que les différents moyens de transports, parfois originaux, qu'on croise dans le roman de Puertolas ramène au tour du monde. Ca ne dure pas 80 jours, mais c'est tout aussi mouvementé, croyez-moi !
On croise même un personnage qui s'appelle Fik, Aden Fik... Et en plus, il commande un cargo ! Bon, c'est sûr que si vous n'avez pas lu le Tour du Monde, ça ne vous dira rien, mais faites-moi confiance, la référence est là et bien là... Ce n'est pas la seule référence littéraire, il y en a d'autres (saurez-vous les remarquer ?... Oh, j'en ai sûrement loupé aussi, hein !) et ça se fond bien dans l'histoire...
Voilà donc un premier roman qui connaît un succès formidable et qui déclenchera sans doute bientôt des cascades de critiques fielleuses, comme d'hab. Comme souvent, ce livre ne mérite ni excès d'honneur, ni excès d'opprobre, il ne vise rien de plus que de divertir son public (là encore, je pense que certains traits d'humour amuseront les uns, agaceront les autres) sans pour autant lui servir un roman sans fond. Car on sort détendu de cette lecture, mais aussi avec à l'esprit cette question délicate des clandestins.
Rien n'empêche alors de lire, pour attaquer le sujet de front et avec grand sérieux "A l'abri de rien", d'Olivier Adam ou le remarquable "Eldorado", de Laurent Gaudé, entre autres. Puertolas a choisi le parti d'en rire, à travers un personnage atypique, déjanté mais profondément attachant, qui finit par se faire prendre au piège d'une société européenne bien plus roublarde qu'il ne l'est en vérité. Avec un petit regret : le fait que le fakir se laisse lui aussi prendre au final par le miroir aux alouettes occidental... L'amour, oui, mais adhérer après avoir subi, je trouve ça un peu dommage...
Et, tandis que je rédige ces dernières lignes, j'ai l'impression de voir devant moi, souriant, ses yeux couleur Coca-Cola en train de pétiller de malice et de gentillesse, "un homme d'âge moyen, grand, sec et noueux comme un arbre, le visage mat et barré d'une gigantesque moustache", un turban sur la tête et des anneaux perçants ses oreilles et ses lèvres...
Et qu'on ne vienne surtout pas me dire que ce livre ne vaut pas un clou ! (Ba-dum tsss... !)

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