Les files n’en finissent plus et intimident devant la Fondation Cartier. Tout l’été et par tout temps ; même sous la pluie on a pu observer la ribambelle de parapluies colorés. Il faut donc bien choisir son moment, car l’exposition qu’elle plaise ou non, vaut le détour et les opportunités de voir les oeuvres de l’artiste sont rares.
L’installation impressionne quelques soient les conditions climatiques : dans la grande salle de la Fondation, que le soleil l’inonde de sa lumière, que l’obscurité de la nuit l’enveloppe, ou que la pluie ruisselle sur les parois de verre, les oeuvres de Ron Mueck prennent toujours une dimension particulière. Terriblement photogéniques (malgré l’interdiction), elles mettent l’accent, au-delà de leur taille dont l’échelle est minutieusement étudiée, deux facteurs à considérer attentivement : la situation dépeinte et leur expression d’un réalisme frappant.
Ron Mueck qui est aujourd’hui un des plus grands artistes contemporains, a un cursus atypique. Créateur de marionnettes, il collabore au Muppet Show et réalise notamment un modèle de Pinocchio pour sa belle-mère, l’artiste Paula Régo. Il développe son talent et se fait repérer par le collectionneur Charles Saatchi qui lui passe commande et l’invite à participer à l’exposition “Sensation” en 1997, qui présente les oeuvres de Damien Hirst et des Young British Artists. Dans son atelier on trouve des mannequins et des sculptures humaines partout, des moulages de membres, et des visages inachevés.
Quelque chose de légèrement dérangeant. Dans la Fondation Cartier, l’exposition n’est pas très longue.
Neuf de ses sculptures sont présentés, dont 3 qu’il a faites spécialement pour l’occasion. Still Life, Ron Mueck at work, le documentaire projeté au sous-sol permet de considérer les coulisses de l’exposition, dans un rapport très étroit établi avec l’artiste, alors même qu’il conçoit les oeuvres présentées à la Fondation. Gautier Deblonde livre ainsi des instants silencieux et appliqués du processus créatif. Ron Mueck crée dans son atelier londonnien ses oeuvres avec une grande minutie et une patience infinie. Les gestes de l’artiste et de ses deux assistantes sont effectués avec une attention remarquable : les cheveux sont implantés un à un, les expressions et plis de peau sont modelés avec soin, et la fabrication est très longue pour ces sculptures de résine.
Au premier regard, nous prenons conscience aisément de ces détails fous, si bien qu’on se demande effectivement sur quel matériau l’artiste a pu travailler autant le réalisme de toutes les parties du corps. Dans l’oeuvre “Couple under an umbrella”, les dimensions sont si importantes qu’il nous est donné à voir facilement le soin accordé à chacun des détails des corps, et plus encore dans leurs plis disgracieux.
Cette oeuvre, nous l’avons vue comme figure de proue de l’exposition, parce qu’elle évoque plusieurs sentiments quelque peu contradictoires. Admiration du détail, malaise de la situation car le réalisme dérange, confusion des repères, et interrogation sur la situation. Les personnages présentés ici ont le point commun d’avoir tous un sentiment particulier et le regard fuyant (qu’il se détourne du personnage auquel il est associé comme ici, ou qu’il se cache derrière des lunettes de soleil, ou qu’il regarde autre chose qui échappe au spectateur comme c’est le cas de l’homme dans sa barque, “Man in a boat”).
Les oeuvres ont aussi le plus souvent deux niveaux de lecture, et d’une situation que l’on croit d’emblée évidente, un tout petit geste ou détail du corps, nous fait basculer dans l’ambivalence de la situation. On se pose en effet la question de la signification de la main droite de l’homme couché sous le parasol (qui semble introduire un peu de tendresse dans cette scène plutôt froide), ou plus encore, le geste de l’homme dans “Young couple” qui attrape le poignet de la femme, en la rapprochant de lui. De face cette oeuvre semble figurer l’intimité d’un couple, en la contournant, sa signification est bouleversée. Ce geste n’est-il pas agressif ? On reconsidère alors l’expression des personnages, pour en savoir davantage.
Nous avons évoqué le gigantisme de certaines oeuvres, mais certaines autres plus petites montrent tout autant à quel point l’échelle est un paramètre important pour l’artiste. Les oeuvres “Woman with sticks” dépeint une jeune femme ployant sur le poids du fagot qu’elle porte avec une expression toute particulière, ou “Youth” (que j’ai particulièrement apprécié) qui représente un homme blessé sur le torse, qui découvre sous nos yeux sa plaie avec étonnement. Son expression est tellement réaliste que cela devient très touchant. On détaille le personnage, dans son jean trop grand avec ses pieds nus. C’est presque avec tendresse qu’on l’observe en détail.
L’artiste engage aussi à changer son regard, à composer avec le fond pour l’oeuvre “Drift” que l’on a pu voir en images, comme un homme flottant sur l’eau dans sur un matelas. L’eau est ici signifiée par le mur peint en bleu sur lequel la sculpture est directement accrochée. Ainsi on est invités à changer son regard, à considérer les choses de près, de loin, de s’approcher pour voir un détail ou au contraire à prendre du recul.
Le gigantisme dépeint très bien la vision de près, que l’on peut avoir des visages quand il nous est donné de les voir proches. Ce jeu d’allers et venues est instinctif, on observe l’oeuvre sous toutes ses coutures. C’est en notant la précision des détails et des finitions, que l’on se questionne sur le malaise qu’on ressent. Car le réalisme des sculptures introduit avant tout un malaise impalpable, qu’il est difficile de qualifier. Est-ce parce qu’elles semblent plus vraies que nature ? Est-ce plutôt la démarche de l’artiste qui parait intrigante ?
Le documentaire de Gautier Deblonde éclaire un peu l’approche de l’artiste, en montrant surtout ses conditions de création et surtout les étapes de fabrication. On regrette un peu l’absence d’informations sur le processus de créations, le modelage précis des expressions notamment, les plis de la peau etc… car ces rares moments sont plutôt spectaculaires (comme ce plan où Ron Mueck essuie à l’éponge l’argile dont il a revêtu sa structure et modèle le grain de peau du visage de son personnage). Dans un silence de concentration extrême, nous le voyons s’affairer en compagnie de ses assistantes, avec un grand respect du protocole. Les étapes sont nombreuses et sont affaire de patience.
En remontant, on reprend le temps de revoir certaines oeuvres dont on a vu la genèse : noter le soin accorder aux globes oculaires, aux orteils, aux cheveux et poils. A l’étage, au niveau de la librairie on reconsidère l’oeuvre de plus haut, avec un autre point de vue. L’éclairage artificiel rend la scène encore plus intime.
Une exposition courte propice à la contemplation et au questionnement.
A voir :
Fondation Cartier pour l’art contemporain
261, boulevard Raspail
75014 Paris