Pierre Jourde, connu des lecteurs pour son œuvre littéraire et ses pamphlets (la Littérature sans estomac, Le Jourde et le Naulleau), a vu sa notoriété se répandre dans le grand public quand il a cassé la gueule à presque tout un hameau. C'était en 2004 et il ne faisait que se défendre.
Les faits : rentrant dans le petit village de vingt habitants d'où est originaire sa famille et auquel il pense appartenir, Jourde se fait agresser par des femmes hystériques et des voisins furieux, dont il se débarrasse grâce à sa connaissance de la boxe française.
Le drame vient ensuite : furieux, les assaillants renforcés par de nouveaux arrivés se mettent à le lapider, lui et sa famille, blessent son bébé d'une année, traitent ses autres enfants de sales Arabes (ses deux fils ont la peau noire) et finissent par porter plainte après qu'il a fui avec sa voiture défoncée.
Les journaux s'emparent de l'histoire. Le citadin contre les paysans, le professeur contre les incultes, le résident secondaire contre les natifs, le propriétaire contre les fermiers : l'histoire est vendeuse. En plus, au départ de la bagarre, il y a un livre de Jourde, Pays perdu, qui parle du village.
Jourde y évoque l'enterrement d'une jeune fille, rend hommage au pays et évoque ceux qui y gravitent. Il révèle également un secret de famille : son père était fils adultérin. Mais en passant, quelques histoires du village sont également racontées, que tout le monde connaît, croit-il.
Celles-ci rendent des villageois furieux, dans cet endroit où toutes les familles sont associées. Le livre entier leur semble une offense, même si tout était connu. On ne devait pas le dire. On ne devait pas pénétrer dans l'intimité des gens. On devait leur laisser croire que rien ne se savait. L'intimité, ce n'est pas ce qu'on cache aux autres, c'est ces renseignements sur nous dont les autres ne nous parlent pas et dont on peut cultiver la fiction qu'ils ignorent tout.
Dix ans plus tard, dans La première pierre, un très bon livre de cette rentrée littéraire 2013, Jourde retrace avec une stupeur toujours blessée son retour, les faits, l'enchaînement de la violence, puis le procès qui a suivi, où ses agresseurs ont été condamnés. Jourde ne se donne pas le bon rôle – ni le mauvais : il cherche à comprendre quelle est la signification de cet épisode.Il essaie d'analyser la suite de malentendus, dans une écriture évocatrice qui refuse les simplifications. Son exigence de vérité dissèque les clichés répandus après sa mésaventure (l'intellectuel contre les bouseux, l'écrivain contre les taiseux, etc.), veut dégager les faux-semblants l'un après l'autre, approcher du fond des choses, du secret. Le secret de famille et le secret tout court, qui hante la littérature, qui lui est intimement liée.
« La respiration de l'âme exige le repli du secret et le dépli du langage, à condition que ce dépli soit créateur.[...] Les perspectives qui s'ouvrent dans le dépli, ce caractère inépuisable du sens, c'est encore le secret, tel qu'il vit dans la parole. »
Pierre Jourde, La première Pierre, Gallimard, 2013.