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Billet de Québec, par Jean-Marc Ouellet…

Publié le 26 septembre 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

 — Un, deux, trois, quatre, cinq – eh ?  *

L’Homme-singe comptait les doigts de la main de Penbrick, tout juste débarqué sur l’Île du Dr

Billet de Québec, par Jean-Marc Ouellet…
Moreau.  Plus tard, il dira : « Il a cinq doigts, il est un cinq doigts comme moi. » Pour lui, ses cinq appendices le rendaient humain.  Or, il était issu des travaux du Dr Moreau, un savant un peu fêlé, qui, par vivisection**, triturait des animaux pour en faire des humains.

Ce roman de Herbert George Wells, publié en 1896, adapté à trois reprises au cinéma, la dernière fois par John Frankenheimer en 1996 avec en tête d’affiche Marlon Brando et Val Kilmer, abordait le délicat thème de l’éthique en science.  Récemment, deux communiqués m’ont rappelé ce roman.

En juin, on apprenait la légalisation prochaine au Royaume-Uni du développement d’un fœtus humain à partir de l’ADN de trois parents.  (1) Le but est légitime : éviter à certaines mères de transmettre une maladie génétique grave à leurs bébés.  Mais… un bébé, trois géniteurs…  Pas très intuitif.

L’autre nouvelle fut publiée en août.  Un groupe de chercheurs proposent de manipuler génétiquement le virus de la grippe aviaire A(H7N9) pour mieux affronter une potentielle pandémie.  (2) Créer un mutant pour vaincre la grippe…  Permettez-moi de sourciller !

Manipuler l’ADN, la base de la vie.  Nous sommes loin de la science-fiction.  Le clonage existe depuis longtemps.  Les OGM*** font partie de notre vie.  Sans trop le savoir, on en ingurgite tous les jours.  Mon roman, L’Homme des jours oubliés, trahissait mes craintes quant à la manipulation génétique des virus.  En outre, tripoter les gènes d’un animal, d’un virus, est une chose.  Qu’en est-il du génome humain, cet être sacré ?

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Mais d’abord, cette question : qu’est-ce qu’un humain ?  Une créature à cinq doigts, deux bras, deux jambes, des organes génitaux, un cœur, un cerveau ?  Dans ce cas, le fœtus de 12 semaines est humain et les créatures du Dr Moreau sont humaines.  Est-ce un être qui pense, résout des problèmes, respecte les lois établies, réconforte, ruse, tue ?  Des animaux y arrivent, et certains homo sapiens modernes qui se comportent en animal n’en sont pas moins humains.  Est-ce plutôt la capacité de transcender ses instincts, de discerner le bien et le mal, de ressentir ses limites, d’envisager le monde en dehors de soi, outre les lois et la morale ?  Peut-être, mais que savons-nous de la conscience animale ?

Nous devons envisager la science pour le bien de l’humanité et de son habitat.  Le plus souvent, elle y parvient.  Or, l’expérience doit-elle s’imposer des limites, surtout dans les sphères qui lui sont encore mystérieuses ?  La voix d’un éthicien conviendrait mieux ici, mais je tenterai ces quelques réflexions.

Scientifique moi-même, je me méfie de ceux qui publient pour publier, pour le renom, pour être à la une.  Ou pour les subventions.  Trop souvent, l’éthique s’émousse, on étire l’élastique, on en vient à raisonner comme le Dr Moreau : « Pour ma part, je me demande encore pourquoi les choses que j’ai essayées ici n’ont pas encore été faites. » Prétendument pour le bien de l’humanité, on repousse les limites, grignote le permis, étude après étude, on publie des papiers mal ficelés, applique les résultats, en catimini d’abord, puis au grand jour.  Et l’on s’accoutume.  « Je m’habituais donc à ces monstres, si bien que mille actions qui m’avaient semblé contre nature et répugnantes devenaient rapidement naturelles et ordinaires.  Toute chose dans l’existence emprunte, je suppose, sa couleur à la tonalité moyenne de ce qui nous entoure », disait Penbrick, le narrateur du roman.  Doucement, les perceptions changent, l’hérésie devient la norme.  Jusqu’à la catastrophe.

Nous n’en sommes pas là, mais manipuler l’inconnu apporte sa part de risque.  Parce que malgré les

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connaissances, la nature préserve d’infinis secrets, pour résister, se défendre.  À sa manière.  Imprévisible.  Penbrick dit encore : « Auparavant, elles étaient des bêtes, aux instincts adaptés normalement aux conditions antérieures, heureuses comme des êtres vivants peuvent l’être.  Maintenant elles trébuchent dans les entraves de l’humanité, vivent dans une crainte perpétuelle, gênées pas une loi qu’elles ne comprennent pas ; leur simulacre d’existence humaine, commencée dans une agonie, était une longue lutte intérieure, une longue terreur de Moreau. » Le savant désirait en faire des humains.  À la fin du roman, ils recouvrent pourtant leur forme animale, leur vraie nature, après s’être affligés d’une tare existentielle, et, tel l’être grossier créé par le Dr Frankenstein, s’être cherché une identité, entre humain et monstre.

Nous bousculons l’environnement, manipulons l’ADN, créons de nouvelles créatures, chambardons la biodiversité.  En sortirons-nous indemnes ?  Ou à l’instar de Penbrick, un jour, devrons-nous monter sur un radeau, voguer ailleurs, en quête de salut ?

* Herbert George Wells, L’île du Dr Moreau, 1997, Gallimard, Folio.

** Vivisection : Opération pratiquée sur des animaux vivants, à titre expérimental.

*** OGM : Organisme génétiquement modifié

1. http://www.lapresse.ca/sciences/genetique/201306/28/01-4665995-un-foetus-issu-de-ladn-de-trois-parents-bientot-legal-au-royaume-uni.php

2. http://www.lapresse.ca/sciences/medecine/201308/07/01-4677864-creer-un-virus-h7n9-mutant-pour-mieux-le-combattre.php

© Jean-Marc Ouellet 2013

Notice biographique

Billet de Québec, par Jean-Marc Ouellet…
Jean-Marc Ouellet grandit dans le Bas-du-Fleuve. Médecin-anesthésiologiste depuis 25 ans, il pratique à Québec. Féru de sciences et de littérature, de janvier 2011 à décembre 2012, il a tenu une chronique bimensuelle dans le magazine littéraire électronique Le Chat Qui Louche. En avril 2011, il publie son premier roman,  L’homme des jours oubliés, aux Éditions de la Grenouillère, puis un article, Les guerriers, dans le numéro 134 de la revue MoebiusChroniques d’un seigneur silencieux, son second roman, paraît en décembre 2012 aux Éditions du Chat Qui Louche.  En août 2013, il reprend sa chronique bimensuelle au magazine Le Chat Qui Louche.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


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