Les aéroports sont-ils les souks des temps modernes ? En transit vers Damas, plongée au cœur d’un Hub, ces immenses plateforme de correspondance aux allures de gigantesques « foires aux destins ». Avec, en tête, une seule question : change-t-on de vie aussi facilement que l’on change de vol ?
"Damas, 21h50, flight AZ830, gate B"… Coincé entre un vol pour Athènes et un décollage imminent pour Sao Paulo, un voyage en Syrie peut d’un coup apparaitre étrangement anonyme. Rêvé, espéré, attendu, imaginé, depuis des semaines, le voilà subitement noyé dans la banale signalisation d'un panneau d'affichage électronique, tel un vulgaire numéro dans une file d'attente. Tout autour, les destinations multiples, parfois accompagnées d'un impatient clignotement, s'alignent sagement les unes sous les autres, captant les regards des nombreux passagers en transit vers tel ou tel point du globe. Malgré le flot continu des voyageurs, l'aérogare semble immense et désert, insufflant une curieuse sensation d'anonymat, d'intemporalité, presque de Vide. L'impression étrange, comme à chaque départ, qu'il faut d'abord faire l'expérience du « Nulle part » avant de vivre celle de l' « Ailleurs ».
« Je vais partir. J'ai encore des lieux à découvrir. J'allais dire à voir. Mais non, je n'ai rien à voir. Je dois seulement me poser la question : qu'est-ce que je fais là ? ». La phrase de Raymond Depardon dans « Errance » traduit bien ce qui se joue à ce moment précis : Qu'est ce que je fais là ? Pour quelle raison voyage-t-on ? Et pourquoi faut-il quitter ce – et ceux – que l’on aime pour mieux tenter se retrouver ? Des question toujours très présentes lorsqu'on a choisi de partir. S’il y a bien un « virus » du voyage, il y a également un syndrome de l'aérogare, le sentiment d'un décalage qui n'est pas seulement horaire, mais aussi « hors aire » (hors de son aire habituelle) et « hors être » (hors de son être quotidien). Dans la contrainte d’une attente inhabituelle, dans le décor impersonnel d'un aéroport « mondialisé » se forge l'impression curieuse de sortir progressivement de soi, de se regarder enregistrer ses bagages, de se regarder montrer son passeport, de se regarder acheter de quoi lire ou manger. La sensation d’un curieux état d'apesanteur, d’un « entre deux » intemporel qui semble mêler vos euphories et angoisses dans une commune sensation de flottement.
Sans doute est-ce aussi le rôle des « hub », ces immenses plate-formes de transit conçues comme de gigantesques « foires aux destins » : permettre le passage entre deux vols, mais aussi entre deux vies, entre deux parts de soi – l’une enfouie, l’autre révélée – qui, le temps d’un voyage - vont échanger leur place. Comme si le voyage, avant de vous confronter à l'Inconnu, vous imposait cette pause méditative, afin de pour mieux réaliser votre mue : celle qui transforme une existence rythmée par les horaires, le confort, les habitudes en une autre qui ne sera plus guidée que par la surprise et l'Inconnu.
Alors, progressivement, s'effacent les préoccupations qui, hier encore, dominaient une vie, pour faire la place à la douce légèreté de l'instant, à cette capacité, toujours un peu enfouie mais désormais bien réelle, à capter les « petits riens » de l'existence pour mieux savourer le plaisir d'être là, ici et maintenant.
Au moment du décollage, la transformation s'accélère. L'hôtesse a beau demander d'attacher sa ceinture, on sait déjà qu'on défait ses liens. Dans l'ascension de l'appareil, on éprouve soudain une incroyable sensation d'affranchissement : On décolle, on s'arrache, on s'élève. On prend de la hauteur. On découvre que tout ce qui vous dominait à terre - et occupait scandaleusement notre esprit - peut être brutalement surmonté par la magie d'une « simple » élévation aéronautique. Comme si la rapidité de l'ascension suggérait avec quelle facilité on peut changer sa vie, inventer son existence, l'arracher à ses contraintes pour n'en garder que les plaisirs simples et authentiques. Dans la douce ivresse d'un décollage, on se prends à ressentir un pouvoir aussi grand sur son existence que l'est cette manifestation de puissance aéronautique sur les lois immuables de la gravité.
Une fois en l'air, l'échappée est encore plus belle. Le regard, toujours arrêté, à terre, par un obstacle, peut à son tour vagabonder librement, errer au dessus des nuages, découvrir sa liberté nouvelle, savourer le plaisir de la contemplation, comme un prélude à ce qu'il s'apprête à vivre dès l'atterrissage. Et au bout de quelques heures de flânerie aéronautique, précédées d'une errance dans l'aérogare, on a alors la sensation curieuse, si loin de son univers, d'avoir été rendu à soi même, de se connecter enfin à des sensations enfouies, mais si importantes pour soi: le goût de la surprise, la quête d'inconnu, le besoin de savourer l'instant, le désir de créer aussi, de figer chaque moment vécu comme un trésor à jamais gagné sur la fuite du temps.
Tel un souk des temps modernes, l’aéroport – et le trajet en avion qui le prolonge – semble révéler progressivement au voyageur la présence de chemins inconnus et multiples, le tracé de voies encore inexplorées, la sensation diffuse que désormais, les choix à venir ne seront plus dictés par l’habitude, les automatismes ou le devoir mais par la seule perception de l’instant qui, désormais, l’habite tout entier.
« J'ai le pressentiment que quelque chose ne sera plus comme avant écrit encore Raymond DEPARDON. C'est peut être la vraie définition de l'errance. De sa quête, avec sa solitude et sa peur. C'est le désir que je cherchais, la pureté, la remise en cause, pour aller plus loin, au centre des choses, pour faire le vide autour de moi. Je me dois de me laver la tête, pour rencontrer le centre d'une nouvelle image, ni trop humaine, ni trop contemplative, où le moi est aspiré par des lieux quand le lieu n'est pas spectacle, ni surtout obstacle. Il me faut vivre cette quête qui est la mienne. Elle arrive à un moment ni bon, ni mauvais, elle est nécessaire. Je suis enfin libéré. J'avance vers autre chose et l'errance est le passage. Je vais vers mes désirs comme un automate, sans états d'âme, heureux d'être enfin dans le présent »….
Je n'ai pas senti l'avion atterrir. Je n'ai pas remarqué le taxi qui démarrait. J'ai à peine perçu l'arrivée du véhicule dans une ville endormie. Je me suis retrouvé sans vraiment comprendre avec mes bagages, au milieu d'un souk désert, non éclairé et au pavé régulier. J'ai tourné longuement, sans trouver l'emplacement de l'hôtel que le chauffeur, parti depuis, m'avait vaguement indiqué. Je marche, fait le tour des allées, revient sur mes pas, tente de lire les pancartes dans l'obscurité. J'erre seul, sans lumière, sans repère, dans un lieu inconnu. Etrangement, je ne ressens aucune crainte, aucune angoisse. Au contraire : une véritable sensation d'euphorie m'envahit. Sans doute parce que je réalise soudain que, dans ce complet sentiment de perdition, je viens juste d'arriver à ma vraie « destination » : Ailleurs.
Suite du carnet :
Les chemins de Damas (2/5)