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Les gens du train

Publié le 26 septembre 2013 par Legraoully @LeGraoullyOff

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Si vous suivez régulièrement cette chronique, non seulement vous êtes une personne de goût, mais vous devez commencer à me connaître un petit peu. Et peut-être même à apprécier mes soliloques éthyliques à l’endroit des emmerdeurs qui sont légion dans ce bas-monde. Mais ma misanthropie pathologique m’oblige à vous l’avouer: en ce qui me concerne, je vous déteste à peu près tous. En effet, à l’exception de quelques ami(e)s qui ont le bon goût de rendre la vie supportable et qui, en un sourire ou en un bon mot, vous incitent à reporter à plus tard le projet de détrôner Francis Heaulme en tête du hit-parade du crime made in Moselle, je préfère de loin la compagnie de mes chats et de quelques bouteilles de vin à celle de mes congénères.

Autant que vous le sachiez: au fond, je n’ai en rigoureusement rien à talquer des variations du taux de chômage, du dernier meurtre d’enfant et des sanctions moyenâgeuses préconisées par le pékin moyen en pareil cas, rien à battre du programme télé, des variations hygrométriques, de Nadine Morano, de François Hollande et de leurs collègues, rien à secouer des progrès scolaires du petit dernier et des mensualités du crédit sur la maison, rien à foutre des performances du nouvel iPhone et de l’équipe de France de basket, rien, nada, que tchi, wallou. A part siroter du jus de raisin fermenté, jouer d’un instrument quelconque, lire de bons bouquins, et tenter d’en écrire des médiocres, je me contrefous de tout.

Mais il y a une circonstance où curieusement, l’ermite citadin se mue en spectateur attentif de ses concitoyens, et dévore avec une avidité qui l’étonne lui-même leurs moindres faits et gestes: c’est dans le train. Pour une raison qui m’étonne moi-même, sitôt que j’ai mis les pieds dans une gare, je ne suis plus le même.

Pour me rendre à mon travail, je prends régulièrement mon moyen de transport chéri, entre 7h10 et 8h29 selon mon envie de me lever. Je traverse la place Charles de Gaulle, je contemple un peu la gare dont je ne me lasse jamais tout en esquivant dans un sourire les malheureux qui distribuent le 20 Minutes sur le parvis avec leur K-way immonde quoi qu’il en soit du climat, et je m’engouffre dans le hall. Si je suis à la bourre, je furète dans la librairie, je prends un café et je vais fumer une clope en attendant le train suivant (tu crois pas que je vais courir, quand même?). Et si je suis en avance, je fais la même chose. Je contemple les passants qui se rendent qui au boulot, qui à l’école/l’université, qui en voyage d’agrément. La plupart ont l’air d’aimer le matin autant que moi, mais il arrive qu’on croise un visage avenant.

Puis le moment venu, je me dirige vers les quais. Il y a des saisons pour apprécier les quais. Au printemps et en été, la langueur générale t’autorise à penser que tu pourras trouver une bonne place sans trop jouer des coudes. En hiver, les joues rosissent, l’accoutrement prend de l’épaisseur, et tu dois savoir que l’usager de la SNCF te marchera dessus pour entrer dans la rame et se mettre au chaud. En plus, les gens sont cons (truisme): quand la voix dit « éloignez-vous de la bordure du quai », tout le monde se rue sur la bordure du quai, et si la porte du wagon s’ouvre à trois mètres de toi, t’as l’air d’un con. Alors que si tu restes en retrait et que tu évalues bien où le train va s’arrêter, tu rentres comme Hollande à l’université d’été du Medef.

Et enfin, tu t’assois et le spectacle commence. Une fois bien installé, ouvre les yeux. Les stratégies se mettent en place. Les crevards observent où est la plus jolie fille du wagon pour squatter la place voisine et draguer dès potron-minet. Les groupes négocient pour rester en groupe. Certains ont leur place fétiche. A ce moment, dans un moment de souplesse optique qui m’a demandé des années de travail, je sors mon bouquin, je lis d’un œil, j’observe le paysage et je contemple les braves gens de l’autre. J’aime toutes les conversations dans le train. J’aime tout le monde dans le train. Les jolies étudiantes, les rombières médisantes, les hipsters qui passent le trajet à se regarder dans la vitre, les jeunes et les vieux couples, les punks à chien, les bourges et les prolos, les lycéennes qui ricanent comme des hyènes. A mesure que l’on suit à peu près le cours de la Moselle, je découvre les gens, j’ai envie de les prendre en photo et de leur dire: « mon frère, ma soeur, qui es-tu, d’où viens-tu, que fais-tu, pourquoi on ne s’est jamais rencontré avant, que feras-tu pendant le temps qui nous reste à vivre? ». Toutes questions qui me feraient presque autant crever d’ennui hors du train que les réponses qui vont avec. Un jour, un jeune couple qui occupait les deux places en face de moi parlait de leur joie d’être parti de Niort en dépit de la rudesse du climat lorrain. J’aurais bien voulu leur dire, moi aussi j’ai failli mourir dans ce bled niortifère, moi aussi j’ai froid en hiver, et j’irais bien le plus loin possible du Poitou avec la moitié féminine d’entre vous qui est franchement agréable à regarder. Mais je me suis tu, parce que ce genre de pensée doit finir avec le voyage. D’ailleurs, j’ai toujours aimé autant le voyage pour lui-même que les destinations.

Depuis presque un an que je prends le train quotidiennement, je commence à connaître du monde. Il y a la prof d’arts plastiques qui s’assoit toujours au fond, le prof de sciences qui corrige ses copies en buvant une demi-douzaine de briquettes de jus d’orange, le vieux réac qui li ses journaux d’extrême-droite en maugréant contre les cotisations sociales et les immigrés, l’étudiante en droit aux yeux de biche dont je suis attentivement le cursus, le poivrot qui rumine ses glaires et qui déclare quotidiennement et sans autre forme de procès que les Mussipontains sont tous des cons, le presque sosie de la claviériste des Dandy Warhols, le hipster à bérêt, l’athlète qui traîne son vélo comme s’il s’agissait d’un de ses organes, et moults autres.

Parfois je me dis que s’il devait nous arriver un accident similaire à celui de Brétigny sur Orge, et bien je mourrais heureux avec tous ces gens que j’aime et que je ne connais que parce qu’ils partagent soixante kilomètres tous les jours avec moi. Alors que ça me ferait carrément mal aux seins de crever avec n’importe lequel de ces cons une fois sorti de la gare.

Encore que, ça peut m’empêcher d’arriver au boulot et ça n’est jamais négligeable.


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