Un visiteur du site, Monsieur Claude F. Maurel, numismate, nous a interrogé au sujet d'un curieux « jeton » dont il vient de faire l'acquisition.
© Photographies Claude F. Maurel, D.R.
Référencée en tant que médaille sous le n° 515 dans l'ouvrage de référence de Marc Labouret sur la numismatique maçonnique, Les Métaux et la Mémoire, cet objet possède une forme ovale et mesure 32 mm x 26 mm. L'avers porte en bordure les mentions « ❖ EMBLÊME ❖ DU ❖ DEVOIR ❖ 3011 ❖ », et il est orné en son centre d'une équerre et d'un compas entrecroisés. Le revers est orné d'une couronne de lauriers entourant la mention : « BLOIS / AN / DE GRÂCE / 1808 ».
Marc Labouret la présente ainsi :
...
515. BLOIS, loge inconnue.
À Blois, en 1808, il existe deux loges : Sainte-Bonne des Amis Réunis (1787-1845) et Unité des Arts et Métiers (1803-1872). La médaille, donné comme maçonnique par Blanchet, Bramsen et HZC, présente deux originalités : d'une part, en ne mentionnant pas de nom de loge ; d'autre part, en évoquant deux notions qu'on ne rencontre pas ailleurs dans la numismatique maçonnique : celle d'an de grâce et celle d'emblème du devoir. Le numéro 3011 est inexpliqué. Peut-être la médaille n'est-elle pas maçonnique, mais compagnonnique. À cette date, il semble qu'il faille écarter l'idée d'un usage mutualiste.
L'exemplaire dont il donne la reproduction présente une différence notable par rapport à celui de M. Claude F. Maurel : c'est la présence au sommet d'une excroissance de métal qui me semble avoir été prévue pour servir, après perçage, à le suspendre à une bélière en tant que médaille.
Quoi qu'il en soit de son usage précis, jeton ou médaille, il apparaît en effet peu probable qu'il s'agisse là d'un objet maçonnique. Comme Marc Labouret, il est par conséquent tentant d'y voir, à cause de l'emploi du terme « Devoir » et de l'emblème du compas et de l'équerre entrecroisés, un objet relatif aux Compagnons du Devoir. Monsieur Claude F. Maurel avait par ailleurs noté que Blois se trouve être la ville de fondation des Compagnons boulangers du Devoir, en 1811 — ce qui n'est pas sans avoir une sorte d'écho troublant dans le 3011 inscrit sous l'emblème du Devoir.
Nous ne possédons hélas aucun élément documentaire qui permettrait de rattacher avec une absolue certitude cette médaille aux Compagnons du Devoir, boulangers ou autres. À cette date, nous ne connaissons d'ailleurs aucune médaille ou jeton compagnonnique, toutes sociétés et métiers confondus. Au demeurant, l'organisation même des sociétés compagnonniques d'autrefois et leurs habitudes quant à leurs intitulés, induit le doute. Car de manière générale, dans les tampons et emblèmes présents sur des courriers, passeports (les « carrés » dans le lexique compagnonnique) et registres, chaque société précise le métier et le rite qu'elle exerce, tant par l'ajout d'outils spécifiques que par des mentions plus ou moins explicites, ou abrégées : ainsi, les Compagnons boulangers du Devoir ont-ils la pelle à enfourner et le rouable pour signes distinctifs ; ainsi les Compagnons Passants tailleurs de pierre ajoutent-ils la règle au compas et à l'équerre entrecroisés ainsi que les lettres CTEG ; ainsi encore, toujours par exemple, les Compagnons charpentiers du Devoir ajoutent-ils la besaiguë au compas et à l'équerre entrecroisés, avec les lettres UVGT, et se nomment-ils les « Bons Drilles »… En fait, il n'existe pas encore à cette époque d'organisation fédérative qui puisse se qualifier d'elle-même, sans plus de précision, de « Compagnons du Devoir ». (Pour mémoire, l'Association ouvrière des Compagnons du Devoir, qui est à son origine une fédération de sociétés compagnonniques plus ou moins indépendantes, ne naîtra qu'en 1941.)
En ce qui concerne les Compagnons boulangers du Devoir, il faut toutefois noter que les circonstances exactes de leur fondation à Blois en 1811 restent à établir car en bonne partie légendaires plus que strictement historiques. Serait-il possible qu'ils soient nés à Blois, mais en « l'an de grâce 1808 » et non en 1811 ? Ce n'est peut-être pas à exclure et je ne doute pas que l'ami Picard La Fidélité, Compagnon pâtissier resté fidèle au Devoir et historien remarquable de sa société, ne trouve ici matière à d'intéressants commentaires. D'autant qu'il faut bien prendre en considération que les usages emblématiques d'une société à sa naissance ne sont pas nécessairement ceux qu'elle transformera en tradition « intangible » quelques années ou décennies plus tard… Il n'est donc pas à exclure que la règle générale énoncée ci-dessus, à savoir l'ajout de la pelle et du rouable pour désigner les Compagnons boulangers, soit née le même jour que ce compagnonnage, que ce soit en 1811 ou bien dès 1808.
Marc Labouret évoque, sans la retenir à cause de la date, l'hypothèse d'une médaille mutualiste. Je serais pour ma part encore moins catégorique. L'exemple que j'ai étudié dans un article précédent du diplôme de la Société de l'Humanité des tailleurs de pierre de Tours, datant de 1835 et se référant à une mutuelle en place probablement dès 1825, m'incite, et à une certaine prudence, d'une part, et, d'autre part, à ne pas se priver dans le même temps de faire des hypothèses. Dans le cas tourangeau, rien en effet, hormis ce document étonnant, ne permet de corroborrer l'existence de cette société semble-t-il à la croisée des chemins entre mutuelle, compagnonnage et franc-maçonnerie. Mais son existence, du fait de ce document, est néanmoins indéniable. Ne pourrait-il en être de même pour la médaille blésoise ? Certes, 1825 est une date où la naissance d'une mutuelle est normale bien qu'encore assez exceptionnelle, tandis qu'en 1808, ce serait pour le moins être très en avance sur son temps.
Cachet de la Société de l'Humanité des tailleurs de pierre de Tours, 1835.
© Cliché Jean-Michel Mathonière, reproduction interdite.
Ceci étant dit, cette hypothèse peu ou prou mutualiste me semble peu probable, même si les compagnonnages ont été présents très tôt sur ce terrain proche de leur vocation solidaritaire. Et elle n'explique pas cette curieuse mention : 3011. Pas plus que ce ne peut être le numéro d'ordre d'une Loge maçonnique, ce ne peut être celui d'aucune mutuelle, ce mouvement n'ayant pas encore d'organisation fédérale.
Ce nombre 3011 n'est évidemment pas sans évoquer une datation autre que celle de l'ère chrétienne, du type de celle en usage dans la franc-maçonnerie pour qui notre année 2013 est 6013, quatre mille ans étant rajoutés au millésime de l'année gréogorienne (et l'année maçonnique de la « Vraie Lumière » débutant le 1er mars). La mention 3011 pourrait-elle être celle d'une datation particulière ? En admettant que cette date « ésotérique » corresponde à « l'an de Grâce 1808 », cela fixerait le commencement de cette ère à l'année 1203 avant l'ère chrétienne. Ce qui, à première vue, ne me semble correspondre à rien dans l'histoire antique qui posséderait du sens par rapport aux compagnonnages…
Toutefois, si on admet que ce bon en arrière repose non sur une datation précise, historique, mais sur une approximation trouvant son fondement dans une légende ou dans une connaissance très superficielle de l'histoire, on peut faire l'hypothèse que le commencement de cette ère « compagnonnique » est en rapport avec la construction du temple de Jérusalem sous le règne de Salomon (vers 950 avant J.-C.), lieu et monument fondateur de la tradition compagnonnique et maçonnique selon de nombreux légendaires. Il faudrait explorer avec attention les chronologies peu ou prou « historiques » dont pouvaient avoir connaissance des Compagnons des années 1800-1810 : il n'est pas à exclure que l'une d'entre elles ait proposé la construction du temple vers 1203 avant l'ère chrétienne. De fait, on peut remarquer que bien que nombre de légendes compagnonniques fixent la naissance des Compagnons tailleurs de pierre lors de la construction du temple « de Salomon », c'est pourtant seulement à l'année 558 avant J.-C. que les tableaux compagnonniques de préséance les plus connus situent la naissance de ce premier corps… Il y a là de quoi perdre son latin et son hébreu, ainsi que ne plus savoir compter !
Mais revenons à 1808… En admettant que cette médaille possède bel et bien un lien avec les compagnonnages du Devoir, à quoi peut correspondre cette date (en dehors de l'hypothétique fondation réelle des Compagnons boulangers) ? Cette période coïncide en fait avec un épisode qui reste assez peu étudié de l'histoire compagnonnique, celui de la fixation des préséances entre corps du Devoir. Pour mémoire, les sociétés de Compagnons du Devoir se disputaient violemment quant au fait de savoir lesquelles étaient plus anciennes que les autres, et, de fait, laquelle, étant la première, jouissait d'une forme d'autorité traditionnelle sur les autres. Le débat opposait tout particulièrement les tailleurs de pierre et les charpentiers ; un petit peu plus tard dans le XIXe siècle, il opposera les chapeliers à tous les autres corps, les chapeliers se revendiquant d'une reconnaissance royale car, selon leur légendaire, ils auraient reçu en leur sein le Duc d'Orléans le 25 juillet 1407. Des assemblées de délégués de toutes les sociétés eurent lieu pour examiner les « antiquités » que chacune prétendaient détenir et qui établissaient leur ancienneté et leur préséance sur telle ou telle autre. On possède ainsi plusieurs tableaux de préséance établis en 1807, et donnant le rang d'ancienneté des sociétés d'enfants de Maître Jacques et du Père Soubise (les sociétés se réclamant de Salomon étaient bien sûr absentes de ce débat). Se pourrait-il que ces tableaux datés de 1807 soient préparatoires d'une assemblée générale qui se serait tenue à Blois en 1808/3011 et qu'une médaille ait été frappée à cette occasion ? Cela me semble crédible. Reste à le vérifier grâce à des documents…
Avis donc à nos lecteurs et plus particulièrement aux archivistes des diverses sociétés du Devoir : quelqu'un possède-t-il un procès-verbal ou un document établissant qu'une assemblée générale des Devoirants s'est tenue à Blois en 1808 ? Ou bien quelqu'un sait-il d'où provient et à quoi se réfère exactement cette curieuse médaille ?
L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)