Un autre Paris
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Raphaël Meltz - Urbs [Le Tripode, 2013]
Ceux qui connaissent le très recommandable périodique Le tigre connaissent Raphaël Meltz, co-fondateur et principal artificier de ladite publication. Pour ceux-là donc, inutile de présenter l’énergumène, son style, ses obsessions et autres marottes qui en mode « romancier » - les guillemets sont importants – ne diffèrent finalement qu’assez peu du Meltz « journaliste ». Quant aux autres… Et bien, pour les autres, comment dire, peut-être se sentiront-ils un peu perdu, ou plus exactement exclu, à la lecture de ce Urbs, troisième roman, si les comptes sont bons, de son auteur. En effet, un des principaux moteurs de l’écriture de l’individu Meltz, et ce tant dans ses articles « de presse » que dans ses travaux « fictionnels » - on continue allègrement avec les guillemets – serait celui de la mise en place obstinée d’une relation complice avec son lecteur, comme une sorte d’amitié épistolaire où les lettres ne viendraient que d’un seul expediteur. Car pour celui qui –comme moi – suis depuis un certain temps le Meltz dans ses tribulations, il s’est peu à peu converti en un camarade avec lequel on aime à pratiquer d’une manière ou d’une autre un dialogue, pour aussi déséquilibré qu'il soit.
Urbs donc, prolonge et étend ce dialogue, et ceux qui le prendraient en court risquent inévitablement de se sentir un peu à l’écart. Il s’agit là, sans doute, du principal reproche que l’on peut faire au roman de Meltz.
Dans le jeu que propose l’auteur – outre le danger de se couper des néophytes – plane également, c’est inévitable, le danger d’une certaine complaisance : complaisance du propre Meltz envers le personnage-double qu’il s’est créé et complaisance parfois aussi dans le rapport qu’entretient ledit personnage avec ses lecteurs complices ou captifs.
Concrètement, dans le cas de Urbs, ce rapport particulier prend une forme des plus littérale, celle d’une apostrophe presque permanente au lecteur – forcément complice donc, tant est forte l’impression qu’un lecteur d’un autre type chez Meltz serait impossible – apostrophe qui sert à l’écrivain non seulement de moteur pour ne pas se laisser écraser par le chantier littéraire mis en place, mais aussi, voire surtout, de bouée, de rempart, bref de condition même de survie pour un écrivain dont l’ego (notable) ne sait pas/ ne veut pas / ne prétend pas cacher ses failles et autres faiblesses. Et c’est sans doute pour ça, en premier lieu, qu’on l’aime le Meltz, parce que chez lui le conflit ne semble jamais réglé et – que l’on me pardonne l’oxymore – c’est la force de sa fragilité qui nous plait. Et donc dans le livre qui nous occupe le Meltz aux pieds d’argiles minaude un peu, tourne autour du pot, commente en direct le processus de création de son livre, s’auto congratule, fait du roman en nous disant que non surtout pas alors que quand même si un peu. Pour ceux, encore une fois, qui connaissent bien Le tigre, rien de nouveau sous le soleil, la mise à nu – souvent pertinente, parfois complaisante ou agaçante – de l’envers du décors est une constante de la revue.
Bien. De quoi parle Urbs ? Comme son titre l’indique, c’est d’un roman urbain qu’il s’agit, une sorte de portrait en creux de Paris, ou plus exactement du Grand Paris, le Paris réel, pas le musée à ciel ouvert pour bobos nantis mais celui qui s’étend de l’autre côté du périphérique. On retrouve là une autre obsession meltzienne – voir sa série de petits livres Suburbs – celle d’un envers du décor qui cette fois n’est plus celui du texte mais celui de la ville contemporaine, observée et disséquée à travers ses interstices, ses zones franches, ses espaces indéfinis, tout ce que d’elle on préfère généralement ne pas voir (ou faire comme si on ne le voyait pas). Il y a là, bien entendu, quelque chose de l’inquiétude sociale, un positionnement tranché, qui ne prétend pas réparer une injustice avec les gros sabots de la bonne intention (« oh, cette pauvre banlieue que l’on méprise tant et dont on ne parle jamais ») sinon simplement constater que du Paris intra-muros comme des centres-villes en général - liftés, nettoyés, disneylandifiés - il n’y a plus grand-chose à dire et que la « vrai » vie, forcement, est ailleurs. Un constat qui, en soi, n’a rien de novateur, certainement, mais qui dans Urbs, vient s’articuler de manière plutôt cohérente avec le projet global du livre : écrire un roman picaresque contemporain en se basant sur l’histoire des treize de Balzac.
Le roman picaresque, nous dit Wikipedia (que je recopie textuellement), « se compose d'un récit sur le mode autobiographique de l’histoire de héros miséreux, généralement des jeunes gens vivant en marge de la société et à ses dépens. Au cours d’aventures souvent extravagantes supposées plus pittoresques et surtout plus variées que celles des honnêtes gens, qui sont autant de prétextes à présenter des tableaux de la vie vulgaire et des scènes de mœurs, le héros entre en contact avec toutes les couches de la société ». Meltz donc, prétend raviver la flamme de cette vieille et désuète tradition issue du siècle d’or espagnol, ou plus exactement d’y piocher à son bon plaisir, d’en retirer ce qui l’intéresse (il annonce d’ailleurs dès les première lignes que cette intention n’est pas à prendre au pied de la lettre) afin d’en réactualiser l’essence et de proposer à son tour un livre gigogne comme autant de tableaux de la métropole contemporaine.
Treize personnages donc, comme chez Balzac, et autant de chapitres où chacun d’eux devra exposer une idée capable de « faire dérailler notre société éteinte », pour reprendre la formule proposée par l’éditeur. Vaste projet que celui-ci, certainement, ni plus ni moins qu’un roman choral révolutionnaire, ou treize solutions pour secouer la fourmilière. Projet vaste et presque impossible semble nous dire l’auteur qui, plus d’une fois au fil d’un texte où il se met en scène comme personnage principal et comme instigateur de la réunion surprenante de ces treize issus des horizons les plus divers voire antagoniques – du cheminot intérimaire au trader - , qui plus d’une fois donc fait sa vierge effarouchée, comme si l’ampleur de son entreprise était trop lourde pour ses frêles épaules alors même qu’il n’arrête pas d’insinuer que pour un vieux baroudeur comme lui tout cela est presque trop facile, et que c’est bien parce que c’est trop facile que le résultat final ne sera pas tout à fait celui annoncé. C’est - comme je le disais plus haut - le côté agaçant du personnage, à mi chemin entre l’aveux sincère d’une fragilité qui ramènerait le texte à une dimension dès plus humaine et l’exercice égotique, complaisant donc, de celui qui est tellement sûr de lui qu’il peut en toute impunité se permettre de mener le lecteur en bateau. Et le lecteur, d’ailleurs, qu’attend-il ? Difficile à dire, mais avec Raphaël Meltz en tout cas, il a intérêt à être à la hauteur. Combien de fois l’aura t’il - dans les pages du Tigre comme dans celles de ce roman - interpellé, sommé quasiment, de se faire aussi vif, intelligent, distancié, réactif que lui ? Il y a chez Meltz – conséquence inévitable peut-être d’un trop plein de talent et d’énergie – une incapacité presque maladive à faire confiance à son lecteur, à tout simplement « lâcher du lest ». Raphaël Meltz est un tendu, et selon que le lecteur soit ou ne soit pas bénévole, il verra chez celui-ci une touchante incertitude ou de la pleine arrogance. Il fera avec de toute façon, car comme nous le disions, il est « captif » de cette relation complice à sens unique que l’auteur a mis en place.
Mais revenons au contenu du roman – qui plus que roman, picaresque ou pas, tient plutôt de l’étrange croisement entre la chronique (au sens journalistique du terme, mais biaisé) et une auto-fiction qui n’avouerait ou n’assumerait pas complètement ses intentions. Des aires de triages de la RATP aux archives du Quai d’Orsay à La Courneuve, de la tour de Romainville à la cité de Clos Saint Lazare de Stain, des ruines de l’aérotrain aux bidonvilles roms de Saint Denis, Urbs nous offre une sacrée promenade en Ile de France, un véritable portrait, riche et détaillé - démonstration plus qu’évidente du talent meltzien à l’heure de dire le réel – d’un Paris complexe et sans fin. Chacun des treize personnages – à l’exception du propre Meltz, qui en bon démiurge post-moderne est à la fois narrateur omniscient quand ça l’arrange et personnage de sa propre galerie, et de « celui-qui-n’est-plus-là », hommage touchant et terriblement (presque trop) sincère à l’ami disparu – représente quasi caricaturalement – comme, finalement, dans tout roman picaresque digne de ce nom – une fonction, un statut et une classe sociale, du cheminot au trader donc, en passant par l’universitaire, la beurette qui a réussie, le vieil émigré portugais, le vétéran anar, la starlette de radio crochet TF1, etc… Chacun des membres de cette brochette représentative de la diversité métropolitaine et de son histoire, a donc droit à son chapitre, qui emmènera le lecteur dans un lieu précis – représentatif lui aussi des tensions sociales et urbaines du Paris contemporain, de sa gloire et de sa misère – lieu qui servira également de détonateur pour une proposition d’action parfois très osée, d’autre fois simplement fantaisiste.
Ce qu’il y a d’intéressant dans tout cela, ce n’est pas tant que Meltz prétende naïvement redonner du souffle à une utopie moribonde – il est bien trop lucide et ironique pour cela – que de pousser à mieux observer et pourquoi pas penser la ville dans ce qu’elle est réellement aujourd’hui. Urbs est avant tout un livre panorama, une promenade urbaine poétique et sociologique, qui ne prétend pas dresser un constat inutile (de toute façon, l’auteur par du principe que ses lecteurs n’ont pas besoin de lui pour cela) ni proposer de solutions (ou qui, quand il le fait, pédale un peu à vide). Le livre, quoi qu’il en soit - farci jusqu’à la gueule d’anecdotes, d’informations, de regards nostalgiques, d’observations dérisoires qui deviennent essentielles - malgré son humour, son élégance, est sombre. C’est un livre qui n’est pas utopique car l’utopie, évidemment, ne sait plus comment surnager dans la noirceur et la médiocrité contemporaine. Les coups d’éclat proposés par chacun des treize, réalisables ou extravagants, symboliques ou spectaculaires (je ne les énonce pas, je vous laisse le plaisir de les découvrir au fil du livre), semblent au fond dérisoire, comme si personne n’y croyait vraiment – ce que le final mi-figue mi-raisin du livre ne fera que souligner.
Nous sommes tous plongés, qu’on le veuille ou non, dans un pauvre et sale petit monde sans utopie, mais l’individu, semble nous dire Meltz, est encore là, et il parcourt la ville, non plus comme un flâneur du dix-neuvième, mais à la recherche malgré tout de quelques signes qui là, quelque part, dans un tas de gravas par exemple (« le plus bel ordre du monde »), auraient encore quelque chose à nous dire. Voici peut-être une utopie minimale que nous propose Urbs : avoir le droit, encore, malgré tout, dans les interstices indéfinis qu’il reste, ici ou là, de s’approprier la ville - et par delà, le réel - de lui donner un sens, un sens qui nous parlerait.