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[entretien] Liliane Giraudon s'entretient avec Catherine Weinzaepflen

Par Florence Trocmé

Liliane Giraudon : Ton premier livre de poésie paraît en 1977. Pourquoi ensuite ce silence du côté de la poésie alors que Land* publie des poètes ? 
Catherine Weinzaepflen : Si on considère les livres, on peut avoir l’impression que j’écrivais surtout de la prose dans ces années-là mais j’ai toujours écrit de la poésie. J’en publiais d’ailleurs régulièrement dans les revues. La poésie a été fondatrice. Je découvrais Hölderlin, Celan, la poésie américaine et italienne (Sanguinetti, Jacqueline Risset qui traduira Dante peu de temps après) et l’un de mes premiers poèmes publiés l’a été dans Première Livraison, la revue créée par Philippe Lacoue-Labarthe et Mathieu Bénézet. 
Pour répondre plus précisément à ta question, je me suis toujours sentie à l’étroit dans le concept de genres littéraires. Un poème peut s’écrire en prose, une prose peut être poétique (c’est le cas de Portrait et un rêve paru en 1983 et pour lequel j’avais refusé que figure la mention « roman »). Dans les deux formes se pose les questions de rythme et de blanc dans la page. Mes livres en prose sont toujours constitués de séquences courtes qu’on ne peut certainement pas qualifier de chapitres.  
À part ça, j’ai la sensation que je ne m’autoriserais pas à écrire de la prose si je n’écrivais pas de poésie. La forme poétique stricto sensu est une sorte d’éthique dans le sens où le moindre mot y est déterminant, et j’aimerais que ce soit pareil pour la prose où, pour des considérations de récit, on est parfois amené à des compromis. 
Il n’empêche, dans mon livre de poésie Le temps du tableau paru en 2008 et composé de trois parties respectivement sous-titrées « Récit » « Théâtre » et « Lettre » mon intention était de signifier que la poésie peut travailler des genres différents, et qu’une telle classification par genres est désormais poreuse. 
Dans Ô l’explosion des poppies qui vient de paraître (et dont le vocatif est évidemment de l’ordre de l’humour) j’écris : le corps éloigné / des phrases longues / se restaure. Une façon de redire, sotto vocce, que la poésie me sauve.   
Liliane Giraudon :Elle te sauve de quoi exactement ? En un temps "inadmissible" de quoi peut-elle nous sauver aujourd'hui ? Dans ce "nous" j'inclus les lecteurs (le public de la poésie) et ceux celles qui la "pratiquent" 
 
Catherine Weinzaepflen : Je ne sais pas écrire le politique, ou plutôt je préfère ne pas. Me méfie de tout ce qui a valeur conclusive. Je pense et écris à partir du doute. Sinon comment continuer ?  
De quoi la poésie me sauverait-elle ? J’y viens. La poésie est plus proche de la pensée que le roman, j’ai presque envie de dire que le roman se doit de pencher vers la poésie quand celle-ci se doit de pencher vers la philosophie. Alors pour ce qui est de l’inadmissible, écrire de la poésie permet d’aller à l’essentiel, qui est évidemment politique. 
Une des rares occasions qui puisse franchement m’énerver c’est lorsque quelqu’un qui lit de temps en temps de la poésie (la collection Poésie Gallimard, point barre) imagine que la poésie c’est l’évasion, les petites fleurs, l’amour.  
En France la poésie contemporaine est un champ de création plus vivant que jamais. Rabelais me vient tout à coup : la substantifique moelle. Je pourrais reprendre sa métaphore du savoir pour la poésie. Et ronger l’os de la langue jusqu’à la poésie. 
Le roman français n’est guère en forme ces temps-ci (euphémisme) en revanche la poésie est un vrai champ de bataille d’où parfois émergent des fragments lumineux de justesse. De vérité. N’est-ce pas ce que tout être écrivant recherche ? Paradoxalement la poésie me semble d’autant plus subversive que personne ne s’en méfie. Il faut aller la chercher, la trouver, s’informer. Lorsque le rédacteur en chef du « Monde des Livres » se targue des quelques lignes de critique de poésie qui y sont publiées (ça doit faire 0,01%) je ris. En revanche lorsque j’aborde la poésie avec les étudiants qui choisissent l’option  « Atelier d’Ecriture » à l’Ecole d’Architecture où j’interviens, ils sont sidérés et heureux. Et lorsque je leur propose de s’inspirer de ces formes différentes de langage (donc de pensée) ils écrivent des textes formidables. 
Liliane Giraudon :Tu pratiques la traduction. Peux-tu nous en parler. Qui ? pourquoi ? comment ? Sépares-tu cet "exercice" de ton travail d'écriture ? 
 
Catherine Weinzaepflen : La traduction fait partie de mon travail d’écriture. Traduire, se soumettre à la contrainte, c’est aller au cœur de la langue. Vérifier le sens d’un mot, se casser la tête à propos d’une syntaxe poétique, d’un néologisme, n’est autre que le travail que nous faisons en écrivant, de manière exacerbée. Me vient tout à coup la pensée de mon père qui n’était pas un intellectuel (il était garagiste) et qui avait la passion des dictionnaires. Régulièrement, au cours du repas, il se levait pour aller prendre un dictionnaire et lire la définition d’un mot dont il voulait me faire acquérir le sens précis. Quand j’étais petite ça m’exaspérait. Aujourd’hui, perpétuant son geste, je lui en suis reconnaissante. 
Traduire de l’allemand les poètes qui font partie de mon cercle proche m’apparaît comme une « mission ». A double titre car, comme les adolescents disent aujourd’hui  « j’ai missionné » dans le sens « ça n’a pas été facile », traduire de l’allemand est pour moi une épreuve. L’allemand est une langue qui m’a été interdite (je suis née en Alsace, une Alsace germanophobe dans l’après-guerre) et qui en même temps fait partie de moi. Alors je lutte quand je traduis de l’allemand. Mais prendre conscience de la richesse de cette langue, de sa beauté dans les textes de Bachmann, de Celan, de Rose Ausländer, Kleist ou Hölderlin est un immense bonheur. 
L’anglais est plus facile. Je le parle couramment, je séjourne régulièrement dans des pays anglo-saxons. A l’inverse de l’allemand je nage dans cette langue en toute liberté. Oui il y a quelque chose de très libre pour moi dans la pratique de l’anglais. Aucune inhibition. De façon très personnelle, je pourrais dire que l’allemand est pour moi du côté de la poésie et l’anglais du côté de la prose. Je lis peu de romans français. Découvre en revanche de jeunes auteurs anglo-saxons, comme Julia Leigh, David Vann ou Tim Winton, pour ne citer que ceux qui me viennent spontanément à l’esprit dont l’écriture me réjouit. Je viens de lire un très court texte de Janet Frame My last story, un texte dans lequel elle dit qu’elle n’écrira plus, qui est une pure merveille. 
Si la traduction est pour moi une sorte de responsabilité - pour ne pas dire un devoir - je me rends compte que cette traversée des langues rejoint ma détestation des nationalismes et des frontières. Traduire a donc aussi une dimension idéologique. 
 
Liliane Giraudon :"O l'explosion des poppies " succède à "Ode à un kangourou " tous deux publiés aux Editions de l'Attente dans la collection Spoom. Ils surgissent un peu comme des poèmes de circonstance. Liés à ce qu'on pourrait appeler une poétique de l'espace. Parallèlement tu travailles à un livre dont I Bachmann est le centre. Comment s'articule cette écriture du poème ? 
 
Catherine Weinzaepflen : Poèmes de circonstance, dans le sens où je les ai écrits tous deux à Sydney, au bout du monde. Je ne décide pas d’écrire de la poésie, elle s’impose, toutes affaires cessantes (en général le roman en cours). Être ailleurs (je découvrais l’Australie qui fait désormais partie d’un contexte familier) aiguise le regard et les sens. Ode à un kangourou et Ô l’explosion des poppies viennent de là. 
Le livre provisoirement intitulé Avec Ingeborg est plus complexe. C’est d’ailleurs la première fois que j’entreprends un travail de ce genre qui réunit poésie, prose et traduction. Le projet s’origine dans cette affirmation à laquelle je tiens, à savoir le fait qu’on écrit avec les autres (les autres écrivains surtout mais pour ce qui me concerne, les peintres ou les cinéastes tout autant). Mettre en acte le rapport lecture / écriture dans ce travail est aussi une position politique. L’artiste qui créerait à partir de sa seule pensée n’existe pas, or c’est tout ce que l’idéologie dominante essaye de mettre en place pour des raisons marchandes. 
Avant de me lancer dans ce travail à partir d’Ingeborg Bachmann, j’ai traduit des poèmes de Ich weiss keine bessere Welt / Je ne connais pas de monde meilleur, un recueil posthume qui n’est toujours pas traduit en français, j’ai passé un été à Berlin pour m’immerger dans la langue, j’ai lu sa correspondance avec Celan en allemand (livre non encore traduit en français non plus à ce moment-là). Je ne savais pas ce que j’allais faire de ces matériaux accumulés. Est arrivé le moment où me disant que ce travail préparatoire m’avait surtout permis de « m’autoriser à » écrire avec Bachmann dont l’œuvre est de celles qui me touchent le plus, j’ai commencé le livre. La poésie s’est imposée : j’ai écrit des poèmes dans lesquels j’insérais quelques vers de Bachmann ou j’écrivais un poème à partir d’un titre de l’un des siens ou je prélevais quelques vers de l’un de ses poèmes et je poursuivais. La typographie (romain / italique) distingue l’appartenance.  
Les poèmes s’accumulant, j’ai éprouvé une sorte d’ennui, j’ai voulu casser cette juxtaposition, d’autant que le travail préparatoire m’avait munie d’une idée d’ensemble de la vie d’Ingeborg Bachmann. Idée juste ou fantasmée… toujours est-il que j’ai eu envie d’insérer une part d’évènements biographiques - entre le père nazi, son histoire d’amour impossible avec Celan, la violence de son mariage avec Max Frisch, la dépression, l’alcool, sa vie a quand même été terrible. J’ai donc écrit des petits textes en prose qui s’appuient sur certains événements biographiques  de Bachmann. En particulier ceux qui s’inscrivent en filigrane de ses poèmes ou dans le roman Malina. Je les ai insérés entre les poèmes.  
Avec Ingeborg est un livre hybride entre poésie et prose, entre Bachmann et moi.  
©Liliane Giraudon, Catherine Weinzaepflen et Poezibao  
*Land, revue de poésie créée par Catherine Weinzaepflen en 1981 et codirigée avec Christiane Veschambre. 


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