Actualité du théâtre engagé (5)
« antiteater » (sans majuscule) : c'est le nom du groupe théâtral formé par Rainer Werner Fassbinder en 1968 (sur la base de l'Action-Theater préexistant). Nom-slogan, le mot ne recouvre ni une théorie, ni un courant, ni quelque principe, mais plutôt le refus de toute théorie, de tout courant, de tout principe. Le programme des premières représentations de l'antiteater offrait ainsi aux spectateurs des équations telles que : « antiteater = ensemble de l'Action-Theater », « antiteater = théâtre socialiste », « antiteater = information », multipliant les formules, incitant les spectateurs à les poursuivre, pour mieux affirmer l'inexistence de toute définition, de tout cadre.
C'est tout naturellement que Gwenaël Morin a repris l'appellation Antiteatre pour les représentations de quatre pièces de Fassbinder par ses comédiens, première étape d'une intégrale projetée. Sont ainsi présentées en alternance ou en intégrale selon les jours, Anarchie en Bavière (1969), Liberté à Brême (1971), Le village en flammes (1970) et Gouttes dans l'océan (1966). L'appréciation suivante est dressée après avoir assisté au dyptique Anarchie en Bavière et Liberté à Brême, et ne peut tenir de commentaire quant aux représentations du Village en flammes, dénonciation de l'absolutisme d'un roi d'Espagne qui dissimule très peu l'impérialisme américain au Vietnam, et de Gouttes dans l'océan, pièce de jeunesse dont le potentiel de provocation est devenu d'autant plus limité que son thème, la vie d'un couple homosexuel, ne conserve plus grand-chose de subversif.
Dans l'urgence, dans la panique
Les principes théâtraux de Gwenaël Morin sont connus, notamment depuis son discours de Turin et l'expérience du théâtre permanent à Aubervilliers, aujourd'hui prolongée au Théâtre du Point-du-Jour à Lyon. Refus des décors et costumes, des effets de lumière (aménagé avec une certaine fantaisie lorsque Fassbinder les requiert explicitement), volonté de se suffire du texte (y compris les didascalies ici récitées au fil des pièces), recherche permanente de l'urgence... À plus d'un titre Morin s'inscrit dans l'héritage de Fassbinder et de l'antiteater.
Pour ces quatre pièces, donc, dans cette production créée à Lyon il y a un an, Morin et ses comédiens ont décidé de répéter en peu de temps : 10 jours seulement pour chacune, et tous les jours devant un public, « en situation d'urgence », pour « expérimenter l'écriture de Fassbinder dans la panique », à la recherche d'une « tension propice à l'invention de formes simples et radicales ». À l'arrivée, il n'est pas sûr que l'urgence de la mise en scène frappe autant que celle de l'écriture même, mais la simplicité affichée sur scène est un point notable, les comédiens s'interdisant pour ainsi dire, et a priori, toute entreprise de réappropriation.
L'antiteater de Fassbinder face à l'Antiteatre de Gwenaël Morin...
Provoquer ou subvertir ?
Reste qu'il est difficile de rendre Fassbinder non seulement dans l'urgence mais avec l'urgence qu'il porte, qu'il portait du moins dans la RFA des années 1960, dans une Bavière engoncée dans la bourgeoisie et le traditionalisme catholique. La fantaisie qui émane de cette mise en scène permet du moins de reprendre avec force la provocation portée par Fassbinder.
Dans Anarchie en Bavière, la révolution et l'établissement de « l'anarchie socialiste de Bavière », sorte d'An 01 d'outre-Rhin, tourne à la farce et met en évidence l'intention de Fassbinder de rejeter les cadres, montrer l'inanité des régimes qui entendent libérer et abolir, et ne parviennent qu'à ramener l'homme à sa violence et sa cruauté.
Puis, dans Liberté à Brême, la vie de Geesche Gottfried, décapitée en 1831 après avoir empoisonné successivement à peu près tous les membres de son entourage, inspire ce portrait d'une figure involontaire de l'émancipation féminine, semant par la mort cette « liberté » qui réunit oppresseurs et opprimés.
Reste un questionnement, un doute peut-être, en ce que les choix de Morin et de ses comédiens font pencher plus d'une fois Fassbinder vers la farce. Farce de la révolution et de sa prétention dans Anarchie en Bavière, farce de l'empoisonnement et de la mort aussi volontaire qu'aveugle dans Liberté à Brême. La provocation n'est pas tout chez Fassbinder. La subversion, celle qui attaque sauvagement la bourgeoisie bavaroise qui suscite et cultive le crime, puis l'expie, dans les deux pièces, ne se retrouve guère, ni dans Anarchie où les révolutionnaires sont transformés en clowns sordides et la famille « heure légale » confrontée à une bureaucratie dystopique, ni dans Liberté qui ne réalise qu'au premier degré la « tragédie bourgeoise » invoquée par l'auteur. Rendre Fassbinder aujourd'hui, c'est rendre sa provocation, son urgence, mais aussi sa subversion, et c'est là une actualisation plus complexe.
Antiteatre, Rainer Werner Fassbinder mis en scène par Gwenaël Morin
Diptyque Anarchie en Bavière / Liberté à Brême : les 25, 26, 27 septembre et les 2, 3, 4, 9, 10, 11 octobre à 21h
Gouttes dans l'océan : les dimanches 29 septembre et 6, 13 octobre à 15h
Intégrale (Anarchie en Bavière / Liberté à Brême / Le village en flammes / Gouttes dans l'océan) : les samedis 28 septembre et 5, 12 octobre à 17h.
Renseignements et réservations : www.theatre-bastille.com et 01 43 57 42 14
Crédits iconographiques : 1. Affiche d'Antiteatre © 2013 Théâtre de la Bastille | 2. et 3. D.R.