Tirée des chroniques inédites en volume, publiée en 2009 dans un monstre de 750 pages, cette série de huit « câbles » datés de l'année 1941 – inédits en français – propose le regard décalé de Roberto Arlt (1900-1942), l'auteur des Sept fous et géant des lettres argentines, sur l'art romanesque et la littérature. Sélection et traduction par Antonio Werli.
Nécessité d'un « Dictionnaire des lieux communs »
Philosophe. — Vous ai-je entendu parler à notre camarade le Dilettante ?
Philologue. — Si l'on considère le langage comme l'instrument pour exprimer les pensées, je vous dirais que les pensées de notre camarade ne sont pas plus profondes que celles qu'on attribue habituellement à un âne.
Philosophe. — Exact. C'est l'âne d'or.
Philologue. — Que trouvez-vous d'aurifère à cette bourrique ?
Philosophe. — L'acoustique de son style.
Philologue. — Il n'utiliser rien que des lieux communs tonitruants.
Philosophe. — C'est sa deuxième vertu. Sa première vertu est de cultiver le lieu commun pour le lieu commun. Je doute qu'il y ait sur la planète quelqu'un qui soit plus agile que lui pour manipuler des phrases toutes faites, à en faire une jonglerie qui laisserait bigleux le plus expert des casse-plats.
Philologue. — Vous ne sortirez de son langage aucune connaissance de l'esprit.
Philosophe. — Vous vous trompez. Il cultive l'art de ne rien dire dans une époque où il est nécessaire de tout dire. Pour notre homme, le lieu commun est une espèce de langage conventionnel lui permettant de ne pas dire tout un tas de choses qui le compromettrait personnellement en tout. Mais encore, je vous dirais qu'en aucun moment historique, et avec autant d'insistance, on a plus fait appel au lieu commun qu'actuellement. Il est presque possible d'affirmer que la base de notre civilisation de classes est le lieu commun. Voyez que cela est tellement vrai qu'il n'existe pas de philologie générale, mais la philologie d'une langue en particulier. Si nous commençons à étudier la lexicologie des langues modernes et à composer une statistique des vocables d'utilisation sociale la plus commune, nous vérifierons avec étonnement que les mots les plus employés par les hommes en situations sérieuses sont les mots qui, analysés scientifiquement, aujourd'hui, n'expriment déjà plus rien. Il y a des contemporains à la conduite notoire, comme notre camarade le Dilettante, qui parlent une langue qui a cessé d'être employée, relativement à la connaissance que nous avons des faits, il y a cent ans.
Philologue. — Je suis d'accord avec vous sur ce point. Je ne crois pas qu'un siècle passe avant que les philologues du futur n'étudient notre langue avec la même curiosité que nous étudions aujourd'hui les langues orientales. Et les conclusions psychologiques qu'ils tireront de la langue de nos intellectuels risquent d'être curieuses.
Philosophe. — Quand je déplorais l'absence d'un « Dictionnaire des lieux commun », je n'avais pas l'intention de collaborer avec les philologues du futur, mais d'aider à bien vivre à beaucoup d'hommes qui, dans notre milieu, clopinent de la langue à cause de leurs singularités verbales.
Philologue. — J'ai des exemples…
Philosophe. — Il ne s'agit pas de grammaire. Ce serait trop naïf. Il s'agit d'une modification bien plus importante.
Philologue. — Vous vous référez à l'esthétique du langage ?
Philosophe. — Quand un homme parle la langue de sa passion, de son désordre, de sa haine ou de son injustice, involontairement il fait du style. Quand un homme fait du style, il offense, involontairement aussi, le manque de style des autres hommes. Pourquoi le style est-il une offense ? Parce que sous le lexique, comme vous disiez, on trouve un certain édifice spirituel ou psychologique. La majorité des hommes portent en eux de monstrueuses architectures de jugement, construites avec des briques pétries de l'argile des lieux communs, et la fabrique grossière dans laquelle ils vivent intellectuellement leur paraît un palais luxueux. Quand un autre homme dont la langue n'est pas formée par des lieux communs leur parle de réalités spirituelles ou psychologiques différentes de celles qu'ils ont l'habitude de célébrer, il leur vient à l'esprit qu'ils écoutent un aboyeur d'injures, et haïssent alors atrocement cet homme qui, pour ne pas s'exprimer avec des phrases toutes faites, offense leurs convictions par la force de son style.
Philologue. — De cette particularité vient qu'on peut déduire tout de l'état mental d'une époque par certains des tours de la langue.
Philosophe. — La particularité d'avoir du style est un vrai malheur.
Philologue. — De cet angle de vue, je crois que vous avez raison.
Philosophe. — Pour libérer de l'odium plebis mon homme sylvestre, il faudrait que j'établisse un « Dictionnaire des lieux communs ». Muni de cet opuscule, mon homme traduirait son lexique personnel dans la langue de tous. Il arrêterait d'être un étranger à sa propre patrie. Il ne se cognerait plus à la stupidité ambiante. Ses arêtes s'émousseraient. Le « Dictionnaire des lieux communs » serait aussi très utile aux apprentis politiciens qui sans risque traduiraient dans une langue vide des propositions encore plus vides, et en fin de compte, la vie de beaucoup d'hommes qui ont le malheur d'avoir du talent serait simplifiée par la suppression de cette bagatelle qu'est le style.
Philologue. — Vous plaidez pour le privilège de la médiocrité ?
Philosophe. — Comme de pouvoir être poète à l'aide du « Dictionnaire des rimes », demain il sera possible d'être un respectable imbécile avec l'aide du « Dictionnaire des lieux communs ». Et combien d'hommes, alors, pourront bénir Salamanque pour les avoir aidé à se débarrasser de ce que la Nature ne prête pas !