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Pourquoi je n’ai pas porté plainte

Publié le 24 septembre 2013 par Juval @valerieCG

Il y a peu, quelqu'un m'a mailée pour me parler du harcèlement dont elle avait été victime et face auquel elle n'avait pas porté plainte. Elle concluait en disant que "je n'aurais sans doute pas réagi ainsi". Je n'ai plus l'habitude de raconter des choses personnelles sur Internet ; je l'ai beaucoup fait il y a quelques années malheureusement c'est très souvent utilisé contre soi. Mais je pense que cela est nécessaire face à cet email.

En 2000, j'avais 26 ans. J'intégrais en tant que webmaster une entreprise prestigieuse. Mon père était mort depuis deux ans et j'étais en pleine dépression ; 45 kilos, 3 crises d'angoisse par semaine, une phobie paralysante bref la petite forme. Je me tapais en plus un chagrin d'amour. Tout cela pour dire que j'étais encore moins apte à supporter ce qui allait arriver.

Je ne sais plus comment cela a commencé. Lors d'une soirée corporate - endroit typiquement piégeux car les gens boivent et cela peut être problématique - le big boss a dit de la merde misogyne avec l'assemblée qui rigolait. J'étais là depuis un mois. J'étais la seule à ne pas rire et il m'a prise à partie. J'ai répondu que "j'étais féministe". Silence. Enorme silence. Je disais il y a peu que les choses ont changé ; il y a dix ans quand j'ai dit cela j'ai eu l'impression d'avoir chié au milieu de la pièce.

Dans cette société, régnait une énorme violence. Je me souviens d'un salarié qui, lorsqu'il a été viré, a été physiquement mis dehors par son chef qui lui faisait une clé autour du cou et le tirait en le tenant de cette façon. Non je n'exagère pas. Le chef l'a jeté dans l'ascenseur alors que le salarié gueulait "laissez moi reprendre ma veste !". On regardait ; on ne savait pas quoi dire. On était lâche. On avait peur.

Je traînais pas mal avec un groupe de collègues hommes qui multipliaient les blagues misogynes. Je riais, je trouvais ces blagues drôles. Je n'avais pas encore compris ce que véhicule l'humour. J'avais en revanche compris - car je le vivais - que le fait de rire faisait de moi une fille facile, alors que celles qui ne riaient pas étaient des coincées. Face tu perds, pile aussi. Enfin c'étaient les seuls supportables dans cette boîte ; c'est dire comment pouvaient être les autres.

Et puis on a commencé à venir me prévenir que le big boss faisait courir des rumeurs sur moi ; j'étais lesbienne, il n'y avait que le train qui ne m'était pas passé dessus. Je me souviens encore de l'expression ; je me souviens encore de ma stupeur. Je n'arrivais pas à imaginer qu'un mec de 40 ans pouvait faire courir ce genre de rumeur ; je les pensais réservées à des ados. Tout le monde savait ; tout le monde se taisait.  J'ai demandé aux gens pourquoi personne ne réagissait ; ils avaient peur, il était connu dans Paris, pouvait leur faire une vie impossible. Cela n'était pas totalement faux. Plusieurs autres filles étaient concernées. Un jour il m'a coincé dans les toilettes. Il le faisait à beaucoup. J'ai su après que sa secrétaire tremblait chaque fois qu'elle devait lui apporter un café. C'était.; indescriptible à rester coincée derrière une porte de toilettes avec l'autre derrière à dire "allez ouvre, ouvre, on va s'amuser". Convaincu qu'il était en plus.
Les autres filles, celles non harcelées, ont pris son parti ; je m'habillais comme ci, je faisais cela. Je leur en ai longtemps voulu... et puis j'ai compris le processus de survie, le fait de passer du côté du bourreau pour s'en sortir. Je peux comprendre ;  j'ai du mal mais je peux les comprendre. Si elles m'avaient soutenu ou suivi, elles auraient sans doute subi le même traitement. Je sais que sans pour autant le suivre totalement dans son délire, les salariés mâles acquiesçaient plus ou moins quand il détaillait ce que j'étais censée être.

J'ai commencé à aller de plus en plus mal. J'ai pris un mois d'arrêt maladie qui a été très mal vu part mon chef direct.  Il m'a convoqué à mon retour. C'était le 11 septembre 2001 par un curieux hasard. Voyez-vous je me souviens de ce jour là car il a fermé sa porte et m'a dit "toi je vais te briser".  On dirait un mauvais film. Là je lui ai ri au nez, je n'en pouvais tellement plus. Et le harcèlement a commencé ; les fautes graves imaginaires, les collègues convoqués pour rapporter ce que j'avais fait ou pas, les pauses comptées à la minute près, les insultes enfermée dans son bureau. Pendant ce temps, le harcèlement sexuel de l'autre continuait. J'ai été à nouveau mis en arrêt maladie. Je ne me suis jamais expliquée comment une société pouvait cumuler autant de violence, autant d'agressivité avec des chefs ultra agressifs, ultra violents avec leurs salariés, qui le devenaient à leur tour.

A mon retour, une heure après être rentrée, j'ai senti que j'étais sur le point de me foutre en l'air. J'ai démissionné.
Par la suite, huit personnes ont porté plainte pour harcèlement, menaces, harcèlement sexuel etc. Je n'ai pas porté plainte.
Ai-je honte ? Est ce que j'estime que j'ai manqué de courage ? Non. j'ai fait comme j'ai pu avec ce que j'étais à l'époque. J'étais en très grande fragilité, je n'aurais pas géré un procès. Il n'y a pas à voir honte à ne pas avoir porté plainte quel que soit ce que l'on a subi ; la plainte peut avoir d'énormes conséquences sur vous, elle peut foutre votre vie en l'air, votre carrière. Ou alors vous n'êtes simplement pas en état de supporter un procès, sachant que très souvent le harcèlement n'a pas été public donc dur à prouver. Ou vous voulez simplement oublier car vous vous sentez dégueulasse et vous n'avez pas envie de revivre tout cela. J'avais à me soigner, j'avais à faire le deuil de mon père, de mon chagrin d'amour ; revivre tout cela m'aurait, je crois, littéralement tuée. Alors oui j'ai réagi exactement comme toi, inconnue qui m'a mailée. Et je témoigne ici  pour celles qui pensent que, moi, à leur place, j'aurais porté plainte. Rien, ni personne n'a à vous dicter quoi faire dans ces cas là ; une seule personne doit se sentir coupable ; le harceleur.

Les deux harceleurs continuent à mener de très grandes carrières. Toujours dans la même société.


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