Magazine France

Parkinson sous les acacias…

Publié le 24 septembre 2013 par Philippe Thomas

Prose du lundi, 1 :

La dernière fois que j’ai vu mon père, il avait le regard fixe et lui-même était fixé à son fauteuil roulant, le visage curieusement émacié au point de lui redonner l’allure du petit garçon espiègle reconnu sur les vieilles photos de classe. A côté, son compagnon de chambrée émergea de sa torpeur télévisuelle pour nous informer que papa n’avait rien mangé ce midi et la veille non plus. Et en dépit de sa gourmandise accoutumée, il refusa le carré de chocolat que je lui proposai, battit tout juste des cils pour consentir à boire un peu d’eau. Je m’aperçus alors qu’il recrachait dans le verre une bouillie de comprimés qu’il planquait à l’abri de ses gencives…

On attendait son médecin. Contre l’avis général, je décidai d’une promenade avec mon père. Les aides-soignantes redoutaient la chaleur. Ma mère craignait pour lui les courants d’air. Je ne saurai jamais si le souffle inaudible qu’il émit alors tenait lieu d’acquiescement. « Quand est-ce qu’on s’en va ? », me chuchotait-il encore récemment à chaque visite… Nous partîmes enfin tous deux, lui dûment coiffé de sa casquette d’été, une petite laine posée sur ses épaules, et moi poussant l’équipage. Dans l’entrée, nous passâmes devant l’habituel alignement de résidents vaguement somnolents. Le petit Fernand sous son béret me serra la main.

Je contournai le bâtiment au pas de charge, pour échapper aux courants d’airs sournois du septentrion et à une possible arrivée précoce du toubib. Nous parvînmes dans le petit parc inondé de soleil, poussâmes jusqu’à l’endroit où le muret s’abaisse pour permettre à ceux en fauteuil de voir un peu les remparts, la rivière et ses peupliers en contrebas. Ce paysage immuable laissa le paternel totalement indifférent. Nous parcourûmes alors les allées parcusculaires où jamais l’on ne vit mûrir le moindre agrume, pas même le vert feuillage d’un pépin ayant germé accidentellement, bien que l’endroit s’appelle « Les Orangers ». C’est là que les vieillards impotents finissent leurs jours ; les valides séjournent aux « Camélias » dans la ville haute et s’il arrive couramment que des pensionnaires descendent des fleurs vers les fruits, l’inverse ne se produit jamais.

Dans un coin, un résident arrosait quelques plants de tomates qu’il avait obtenu de faire pousser en un ersatz de jardin improvisé l’espace d’un massif. A l’angle opposé, des arbres et quelques bancs. Nous nous y dirigeâmes. Passée la petite allée de tilleuls, masquée par un volumineux résineux avachi sur la pelouse, une abondante frondaison surgissait des troncs ridés de trois respectables acacias. Sous cette ombre douce, une halte s’imposa  à nous.

Je disposai d’abord le fauteuil paternel devant une chaise repérée au pied de la muraille d’enceinte, puis je m’assis. Un court instant nous restâmes face à face. Son regard me sembla se perdre dans la grisaille des pierres derrière moi. Des éclats de voix retentirent au loin et il esquissa un mouvement comme pour se retourner. Je l’installai donc à côté de ma chaise, de sorte que tous deux nous pouvions voir sans être vus l’hospice et le parc. Parfois des silhouettes y déambulaient, clopin-clopant. Je me rapprochai au plus près du fauteuil, posai ma main sur son bras, pour  mieux capter d’éventuels souffles de parole. Lui qui était plutôt du genre taiseux, la maladie en avait rajouté encore au point de le rendre inaudible.

Deux ans que je voiturais ainsi mon père. J’avais pour habitude de lui expliquer la finalité de chaque mouvement et tout arrêt générait un moment de silence. Ce moment-là dura particulièrement longtemps. Non que de la gêne s’installa entre nous. Mais lui restait taciturne forcément. Notre silence s’insinuait en une douce lumière verte tamisée par la mosaïque des acacias aux milliers de feuilles rondes. Une ombre si bienfaisante qu’elle en semblait lumineuse. Deux couples de mésanges vinrent s’y chamailler discrètement, quelques moineaux aussi. Papa les suivit du regard, du moins j’en eus l’impression. C’est lui qui m’avait appris le nom des oiseaux.

Je redoutai que la sonnerie de mon portable vînt à rompre la paix qui régnait entre nous, côte à côte. J’avais l’intuition que c’était peut-être notre dernière promenade, j’aurais voulu parler. Parler parce qu’il était urgent de parler. Paradoxalement, je voulais aussi garder ce silence qui s’épaississait  sereinement et nous isolait du reste du monde. Et puis que dire ? Que dire qui n’ait pas déjà été dit ? Pour quoi faire ? Et à lui qui pouvait si difficilement répondre ? Lui qui n’aimait pas parler pour ne rien dire, et détestait bavardages et bavards…  Je l’informai, comme si de rien n’était, que Dominique rentrerait  le 28 août de sa Guadeloupe natale. Dans une petite semaine. A l’arrêt qu’il marqua dans les tremblements qui agitaient à présent son menton, je sus qu’il avait bien capté l’information.  Puis, je me tus, ne sachant pas par quoi commencer pour lui dire je ne savais trop quoi.

Dominique, c’était son aide-soignante préférée, celle à qui le matin il « parlait » de Jarnac, de la Charente, de son atelier de menuisier. Il suffisait qu’elle paraisse pour que son visage s’illumine. Elle était partie tout l’été, s’était mariée et avait fait découvrir son île à son homme. A présent, même les oiseaux semblaient vouloir nous laisser tranquilles. Nous glissâmes dans une somnolence paisible. Des gargouillis montaient en sourdine de nos ventres. Graduellement, papa piquait du nez, fermait les yeux, puis les rouvrait brièvement, avant de les refermer, rassuré par la luminosité ombreuse où nous baignions. Nous étions bien… Vint le moment où, mû par je ne sais quel instinct, je ne sais comment je rompis le charme et ôtai le frein du fauteuil pour nous résoudre au retour.

Dans la chambre, le voisin de lit n’était plus là. Nous l’avions croisé en fauteuil, crapahutant à reculons, poussant sur le sol avec ses pieds, selon son mode de déplacement autonome. Le médecin parlait avec ma mère et les infirmières. L’heure était grave. Il expliqua que l’ankylose qui avait complètement gagné mon père le faisait souffrir, sans parler des escarres qui se formaient. Il me répéta le message et ajouta que tout montrait que papa « se laissait filer ». Puis, se penchant et regardant bien son vieux patient, il expliqua à voix forte qu’on allait lui administrer un traitement à base de morphine et d’anxiolytiques. L’intéressé resta impassible. Finalement, on le coucha. Nous l’embrassâmes puis partîmes.

Une semaine plus tard, papa fut ponctuel. Dominique le trouva les yeux clos mais encore vivant le matin où elle reprit son service. Elle lui parla pendant les soins. D’imperceptibles signes montrèrent qu’il entendit sa voix. Mais il s’était déjà trop barricadé en lui-même pour revenir répondre. Le soir même, c’est elle qui constata qu’il avait cessé de respirer.

© Philippe Thomas


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Philippe Thomas 103 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte