Bonne lecture.
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Bill crut voir un léger rictus sur les lèvres de Jeanne, comme pour souligner le regard perçant qu’elle lançait à ses musiciens. Elle était revenue. Elle était là. Il savait ce qui allait suivre. Il inspira, bloqua sa respiration alors que d’un geste aussi soudain qu’attendu, le bras de la chef d’orchestre se dirigeait vers le bas avec la puissance qu’elle voulait transmettre : l’ensemble répondit par un accord de La mineur en tutti. Le piano répéta l’accord, scindé, qu’il rejoua plusieurs fois, en transposant sur des octaves plus graves, au point que l’orchestre éprouva le besoin de conclure sur le niveau d’origine pour lancer le thème, lié et mélancolique. Voici, semblait-il dire, la raison de notre entrevue ; le piano reprit le thème, pour montrer sa compréhension, mais il ajouta une légère tension par les silences presque hésitants et les ornements interrogatifs. À ce moment, Jeanne tourna sa tête vers le pianiste. Bill ne vit pas l’expression qu’elle avait, mais le soliste afficha un sourire complice. Et l’orchestre se lia au piano comme si chacun accompagnait l’autre, se soutenait. Parfois une partie semblait dominer l’autre, puis tout se renversait. Après s’être observés, le piano et l’orchestre ne pouvaient plus supporter leur séparation. Il leur fallait fusionner. Puis, le piano, dans un arpège forte, annonce crescendo qu’il laisse la parole à l’orchestre qui lui dit quelque chose d’assez fort et de passionné pour qu’il calme à nouveau le jeu par un arpège descendant et decrescendo. Il rappelle alors le thème, encore plus lentement, en insistant sur les variations. L’orchestre, toujours dans l’émoi précédent, répond par ses bois, rapidement. Le piano accepte et ils se lancent dans un dialogue charmant. Ils parlent du passé, de l’avenir, et il faut en convenir : ils évitent le présent. Les violons caressent l’ensemble, se font plus insistants. Ils marquent le désir de moins en moins déguisé d’une nouvelle étreinte. L’orchestre ne sait plus comment exprimer son allégresse amoureuse, et comme s’il ne se maîtrisait plus, crie de tout son cœur avec les cuivres. Le piano reste mélancolique. Il répète à nouveau le thème en le variant lentement. L’orchestre semble comprendre. Les bois dialoguent maintenant au rythme du piano. Ils ne cherchent plus à l’entraîner, ils se laissent envahir par sa douceur ; ils lancent des soupirs voluptueux. Ensemble, piano et orchestre laissent le mouvement ralentir, ils goûtent au plaisir d’être ensemble ; la musique s’étire doucement, au point qu’elle rompt dans une tension formidable et inquiétante. C’est la dispute. Le piano reproche à l’orchestre ce que l’orchestre va lui reprocher. Ils se mettent à se crier dessus en même temps ; mais, sans que l’on puisse discerner le point de transition, la dispute devient un chant d’amour passionné. Le chant se calme, l’orchestre répète le thème, suivi par le piano. Ils se sentent ridicules de s’être disputés pour si peu. Ils s’annoncent une fois de plus leur amour. Ils se lient à nouveau dans cette caresse qui tout à l’heure avait dérapé. Mais le piano, cette fois, laisse faire. Il laisse l’orchestre jouir de l’étreinte. La passion est à son comble. Les dialogues amoureux reprennent, cette fois pour mieux se préparer à la joie des cuivres. Le corps de l’orchestre profite du plaisir de ses caresses avec le piano. Il les étire, cherche la rupture jouissive. Et la joie envahit soudain l’espace. Il fallait qu’elle éclate. Elle explose. L’orchestre expire. Il semble s’endormir, le piano continue ses caresses : c’est la cadence ; d’abord réfléchie, puis rageusement heureuse. Le piano semble avoir trouvé un secret qu’il divulgue à son amant silencieux. Cela le rend très doux. Il chatouille tendrement l’orchestre par ses fameux trilles, roucoulement qui le fait trembler de tout son être. Plein de la jouissance qu’il vient de vivre, l’orchestre chante son étreinte endiablée, rapide, haletante. Il lie tous ses membres au piano, progressivement. Et la tension monte. Les baisers se multiplient. L’étreinte se resserre. Dans un dernier cri, l’orchestre et le piano atteignent l’orgasme.
Silence.
Les applaudissements fusèrent soudain avec enthousiasme. Des « bravos » étaient lancés de toutes parts. Jeanne et Steibert se rejoignirent sur le devant de la scène et saluèrent.