Les « animales » de Pierre Drogi sont des mots-esprits aériens, sur
les traces impossible de la beauté ; « la beauté est la fuite des choses. » est la phrase inaugurale
du livre. Les mots-esprits du poète sont disposés-dispersés aux quatre coins de
la page, laissant aux blancs toutes leurs possibilités d’appel (« appel au vent entre les choses »),
d’appel d’air, « paroles jetées en
l’air », mais non point paroles en l’air, parce que « les mots ne sont que les petits captifs
d’autre chose » ; or, les mots de Pierre Drogi ne sont pas non
plus sans rappeler des traces, des traces animales sur le sol sylvestre ou sur
la neige, et, déployant tout un bestiaire personnel (biche, sanglier, renard,
lièvre, héron, crocodile…) qui n’est ni à dessein allégorique ni à dessein de
drôleries médiévales, le poète, plutôt, invitant à se dégager de la gangue des
mots, et à enfoncer l’œil au plus loin, comme suivre les brisées d’un animal
sauvage dans la forêt, le poète métaphorise la langue sauvage, la langue libre,
délivrée de sa cage communicationnelle, « le fil des mots se découd » afin d’approcher de cette beauté
qui ne peut être qu’abstraite, où « être
sans mots », sans « être
réduit à l’animal au sens contemporain de bête indistincte ». Se lit
quelque chose comme la sauvagerie d’une langue intelligente, éprise de
liberté :
« J’ai dit dix
le sentiment
dix fois
d’être
(libre)
entièrement
c’est-à-dire… »
C’est-à-dire qu’il faut le dire entre les mots, dans l’espace qu’ils sont en
capacité d’ouvrir, ouvrir les perspectives par-delà les mots pour faire
pénétrer dans l’obscure clarté du
langage, mais mystérieusement fascinante, dans la forêt épaisse de l’esprit
humain pensant, et c’est ainsi que « la
poésie est à l’épreuve ? est épreuve ? […] est œuvre ? à
l’œuvre ? ». C’est une conscience infiniment attentive, qui est à
l’œuvre, une conscience qui plane au-dessus des hommes, un « ariel »,
esprit de l’air, qui délivre l’homme-écrivant du mot « être », de
tout anthropocentrisme narcissique et de nombrilisme littéraire, pour un
devenir-animal, une pratique ascétique du poème qui dépersonnalise et laisse
advenir la part animale en soit ; c’est une redéfinition, voire, de la
pensée aristotélicienne, de l’homme en tant qu’animal doué de langage.
[Jean-Pascal
Dubost ]
Pierre Drogi
Animales
Le Clou dans le fer
192p., 20€