L’artiste, un être politique en éveil

Publié le 22 septembre 2013 par Aicasc @aica_sc

-"Jioty Singh Pandey" photographie couleur et infographie, 2013

Vit et travaille en Guadeloupe

Kelly Sinnapah Mary construit une œuvre tout en contrastes qui dénonce toutes les violences et les dominations sous l’apparente douceur d’un univers  intime et féminin, aux tissus fleuris, aux tendres coloris, aux minuscules broderies.

Pouvez -vous retracer votre parcours ?

J’ai effectué mes études à la faculté d’Arts Plastiques de Toulouse Le Mirail puis à l’IUFM  de Martinique. J’ai préparé une Licence en Arts Plastiques, puis le CAPES d’arts Plastiques en Martinique pour orienter ensuite mes études vers le médico-social. Aujourd’hui, je suis éducatrice auprès de personnes porteuses de handicaps physiques et psychiques et suis également médiatrice artistique auprès de jeunes autistes.

Depuis quand avez – vous développé une pratique artistique ? Si ce n’est pas dans le prolongement de vos études, quel a été le déclencheur ?

 Pour vous répondre, il me faut identifier cette hypothétique transition au cours de laquelle ma pratique serait devenue artistique. Je n’ai pas souvenir de ne pas avoir pratiqué et je ne saurais dire quand ma pratique a commencé. Si maintenant par artistique, vous m’invitez, comme je crois le comprendre, à identifier une transition, un moment clef définissant un avant et un après, je pense que ce moment est probablement survenu au cours de ma formation universitaire lorsqu’en troisième année, j’ai, pour la première fois, abordé un sujet personnel à la fois sous forme plastique et théorique. Le travail, que j’identifie alors de ce fait comme première création artistique, est un travail sur l’objet transitionnel et qui, sans doute n’est pas un hasard, a marqué un fort bouleversement plastique et théorique dans mes recherches. C’était une installation, "Mes doudous",  installation introspective construite de tissus en suspension. L’objet de départ était le doudou qui m’avait accompagné tout au long de mon enfance.  C’est à ce moment que j’ai développé une affinité particulière avec le tissu, que ce soit en tant que support, que matériau ou objet. Le tissu, la machine à coudre ont une grande valeur affective pour moi depuis l’enfance. Je me suis longtemps endormie bercée par le son de la machine de ma mère. Plus tard, à l’adolescence, ma chambre a constitué une part importante de mon univers puisque j’y ai passé le plus clair de mon temps libre, ayant grandi dans une famille qui protégeait beaucoup ses enfants et plus particulièrement ses filles, les sorties ne pouvaient s’envisager qu’accompagnée de mon frère. Ainsi, alors que mes amies d’école allaient d’après-midi anniversaires en soirées crêpes, je passais mon temps sur mon lit, à rêver, construire et déconstruire des mondes où les règles seraient différentes. Peut-être faut-il y voir la raison de mon attachement à la chambre, au lit et aux draps de lit ainsi que la raison pour laquelle, ces éléments sont aujourd’hui pour moi un matériau à part entière puisqu’ils ont construit mon monde pendant près de dix- neuf ans.

-"Vagina", installation, techniques mixtes, 2012-2013

Avant Vagina, comment étaient vos productions ?

Avant Vagina, il y a eu Petits maîtres l’installation au Musée Schoelcher de Guadeloupe, puis une série de peintures sur draps de lit, Substitut, issues de l’exposition Oeuvres récentes. Le travail antérieur à Vagina était beaucoup plus pictural et tendait à se conceptualiser peu à peu.

Depuis quand exploitez- vous cette thématique féministe et qu’est- ce qui vous y a conduit ?

On me présente comme féministe parce que cette catégorisation est celle qui se prête le mieux à une caractérisation simple et rapidement accessible de mon travail. Je crains cependant que réduire Vagina à un travail féministe, revienne à occulter sa dimension universelle  et lui refuser toute incidence extra-féministe. Quand vous dites qu’il est intolérable qu’un homme batte une femme, pourquoi est-il si compliqué de comprendre l’essence même du message? Pourquoi en rester à ses aspects les plus saillants sans en revenir à son âme? Je ne jette pas l’opprobre sur les hommes mais sur les "dominants". Il est vrai que quand la domination s’exerce principalement dans un sens, il devient difficile de ne pas céder à des catégorisations et des mises en opposition lapidaires et dangereuses parce que fausses et bien que cette partie de mon message peine à être entendue, je ne me lasserai jamais de le dire et de le redire.

-"Vagina", installation, techniques mixtes, 2012-2013

 La violence (physique et symbolique) dans la relation homme-femme m’a toujours fascinée et révoltée. Mon premier travail sur cette thématique remonte d’ailleurs au lycée puisque j’avais présenté une sculpture/installation nommée La maison de la violence qui traitait déjà des violences faites aux femmes. Plusieurs expériences personnelles douloureuses se faisant l’écho de la condition actuelle de la femme dans le monde m’ont amenée à exprimer plastiquement une forme de révolte silencieuse, non contre la domination masculine, mais contre toutes formes de domination, la plus prégnante étant à mes yeux la domination masculine. Le silence de cette révolte est à ce jour, dans mon travail, un objet de réflexion permanent et je recherche des formes d’expression plastiques évolutives et alternatives ce qui explique  le caractère évolutif de Vagina.

-"Vagina", installation, techniques mixtes, 2012-2013

Vagina est donc une œuvre en constante évolution .. tout ce que vous créez actuellement  y est rattaché ?

Vagina est plus qu’une œuvre, c’est un concept. C’est un prétexte d’étude des formes d’expression plastique et esthétique permettant de traiter de la domination dans le cadre de la relation homme-femme. Cette étude m’a projetée initialement, à travers une installation, dans une chambre à coucher prise comme lieu d’expression « euphémysé » de la violence de cette domination. Cette installation, a évolué plastiquement au gré des espaces d’exposition qu’elle a investi, galerie (T&T Guadeloupe), chambre d’hôtel (Pool Art Fair, New York), médiathèque (Art Bémao, médiathèque Paul Mado). Ainsi, ces expositions en Guadeloupe ou à New York n’ont partagé que quelques éléments qui me semblaient être des axes forts et essentiels.  Cette étude m’a amenée en parallèle, par le biais de la photographie, à personnifier cette violence à travers une créature dotée d’une bouche rouge démesurée. Oui, tout mon travail actuel est mû par des réflexions inscrites dans le cadre de Vagina. J’ai le sentiment d’avoir, devant moi, un immense livre blanc dont je n’ai, pour le moment utilisé que quelques pages.

-"Vagina" installation (détail), dessins au rouge à lèvre sur vitre, 2013;Cliquez sur l’image pour l’agrandir

Quels sont les artistes que vous admirez ?

Marina Abramovic, Yayoi Kusama, Tracey Emin font partie des artistes dont j’admire la démarche. J’aime lorsque les arts étudient la dimension universelle de l’intimité humaine ou lorsqu’ils rendent universelle cette intimité, comme c’est le cas de Tracy Emin avec ses pièces très intimes qui abordent son vécu ou de Frida Kahlo. Je suis sensible aussi à l’art qui porte l’attention sur le détail, le personnel, l’anecdotique. C’est la raison de mon attachement pour le travail de Yahoi Kusama ou pour la création des personnes autistes avec lesquelles je travaille. Je trouve dans la pratique autistique l’idéal-type de la création désocialisée, une création libre et intime qui ne traduit qu’un point de vue vierge de toute construction sociale.

Quels sont vos gestes d’artiste : la couture ? la broderie ? … Vous utilisez des pratiques et techniques dites «  féminines » pour créer une œuvre féministe….

Mes broderies sont faites à la main et à la machine par moi-même. Il m’arrive cependant de faire appel à ma mère pour les gros travaux de couture.

Je pratique ces techniques dites "féminines" héritées de ma mère, et d’ailleurs j’ai réalisé l’une des pièces de l’installation Vagina (le fauteuil) avec elle. Toutefois je suis dans une démarche d’exploration et j’utilise d’autres média tels que l’animation 2D, la photographie, le dessin, la peinture, la vidéo… La technique n’est en soi qu’un outil à mes yeux je prends garde à ne pas en devenir l’esclave.

"Jioty Singh Pandey" photographie couleur et infographie, 2013

Quelle est votre approche de la photographie ?

J’explore aussi ce domaine. Il m’arrive de travailler avec des photographes tels que Soul du Studio Zaïgo. Je ne considère pas la technique comme essentielle à l’acte de création et je ne me sens pas dépossédée d’une oeuvre lorsque je travaille en collaboration. Je m’efforce cependant d’être la plus autonome possible dans mon travail et je réalise moi-même la plupart de mes clichés.

Vous vous mettez vous-même en scène dans des photographies – œuvres ? Quelle est la procédure ? Qui prend la photo ?Comment est réglée la mise en scène ?  Le personnage à la grosse bouche rouge est-elle victime ou prédateur ?

C’est la contrainte technique posée par le cliché qui m’amène à faire appel ou non à un photographe. Et bien que je sois ouverte à la critique et aux propositions, la partie technique est la seule qu’il m’arrive de déléguer car je veux garder le contrôle sur ce qui est produit. Ainsi, les mises en scènes, costumes, attitudes, lumières et cadrages sont préalablement fixés sur des croquis préparatoires.

Le personnage à la grosse bouche rouge est la personnification du concept Vagina. Il est à la fois victime et prédateur car c’est sa qualité de victime qui fait de lui un prédateur.

"Jioty Singh Pandey" photographie couleur et infographie, 2013

D’après votre site, vous avez surtout exposé en Guadeloupe à l’exception de la Pool Art Fair de New – York ?

Pour l’instant oui. J’ai exposé aussi pour la première fois en Corrèze en 2010.

Quel est le statement de l’ œuvre éphémère présentée à la Pool Art Fair de New – York ?

En arrivant sur les lieux, je n’avais aucune idée de la manière dont j’allais inscrire Vagina dans ce nouvel espace d’exposition mais en entrant dans la chambre, j’ai tout de suite été frappée par cette énorme baie vitrée par laquelle la lumière du soleil New Yorkais envahissait la pièce. Je me suis assise sur son rebord, et perdue dans mes pensées à la manière de Charlotte dans Lost In Translation de Sofia Coppola, j’ai contemplé la vue sur Manhattan pendant de longues heures. Il est évident que dans un pays étranger, à l’architecture et à la densité architecturale aussi différente de la Guadeloupe, je me suis interrogée sur l’intégration de mon oeuvre dans ce nouvel univers urbain. Les installations produites dans le cadre de Vagina sont pensées et conçues de manière écologique, non au sens de la sauvegarde de l’environnement, mais au sens de l’intégration dans ce dernier. J’ai donc imaginé un processus  pour que l’environnement New-Yorkais co-construise l’oeuvre Vagina en l’investissant dans son intimité. La lumière est dans la pratique plastique un élément fondateur puisque c’est elle qui donne une existence graphique aux créations. . Assise sur le rebord de ma fenêtre et voyant mon ombre, projetée par le soleil dans cette chambre encore vierge, l’idée d’une collaboration avec le soleil, considéré pour l’occasion comme un tiers, m’est intuitivement venue. Ces pénis, dessinés au rouge à lèvre sur la vitre n’investiraient l’installation qu’au gré du soleil. La projection de dizaines de pénis dans l’espace de la chambre, par une puissance supérieure et dominante, m’est apparue comme une écriture esthétique possible du viol sous sa forme littérale ou symbolique. L’image qui, ancrée dans mes pensées, m’a amenée à proposer cette écriture, est l’image de la jeune Jioty Sinh Pandey, qui a été violée puis tuée, à New Delhi par six hommes dans un bus. Je ne peux m’ôter de l’esprit l’image de ces si nombreuses vitres à travers lesquelles la scène, dans ce bus a été rendue publique ni celle de cet espace supposément sécurisé, à la manière d’une chambre à coucher, transformée pour l’occasion en lieu de violence et de domination poussée à son paroxysme. C’est l’origine du verbatim Castrate and hang rapists,  écrit sur les ballons grâce auxquels les pénis lévitent, issu des slogans hurlés lors des manifestations qui ont suivi la mort de Jioty. Ces dessins in-situ ouvrent la brèche sur une autre direction abordée dans mon travail en cours.

Jioty Sinh Pandey, c’est cette jeune indienne violée et tuée dans un bus. Vos œuvres ont – elles souvent un rapport avec un fait d’actualité ou plus largement avec un phénomène social ? Est-ce une forme d’engagement ?

Je travaille sur ce qui me touche et ne travaille que sur ce qui me touche. Je ne veux pas ici dire que certains sujets ne m’intéressent pas et que je ne travaillerai jamais dessus mais bien au contraire, que je suis susceptible de m’intéresser à n’importe quel sujet dès lors que celui-ci parvient à m’affecter, d’une manière ou d’une autre.

Est-ce une forme d’engagement ? Sans le moindre doute. Je crois qu’il est nécessaire que chacun d’entre nous, à son échelle et à hauteur de ses moyens, prenne part à la réflexion universelle sur les modalités de la construction, même hypothétique voire illusoire, d’un monde meilleur. L’art a toujours été un moteur de réflexion puissant permettant de remettre en cause les ordres établis. Je crois qu’une manière simple de caractériser mon travail, ou au moins mon intention dans celui-ci, serait de dire que je m’efforce de produire des supports de réflexion qui, bien qu’orientés, permettent au regardant de se poser des questions que, peut-être il n’a pas l’habitude de se poser. L’horreur vécue par Jioty Singh Pandey, soulève en moi toute une réflexion sur la condition féminine en Inde qui m’a progressivement et je crois qu’au final, cet évènement nous appelle tous à une réflexion sur les violences (symboliques et physiques) construites socialement et historiquement dans le monde.

Comment sont perçues vos œuvres en Guadeloupe ?

George Braque  a dit « L’Art est fait pour troubler, la science rassure», je suis  d’accord avec lui.

L’omniprésence de pénis dans les diverses présentations du concept Vagina a au moins le mérite de retenir le regard… certes, parfois pour que celui-ci ne s’enfuie que plus vite . Nombreuses, ont été les personnes plus ou moins choquées. Bien souvent, l’idée que des enfants puissent poser les yeux sur mes installations semble effrayer certains regardants. Des personnes qui passent devant mon installation se demandent régulièrement quoi regarder, où sont les tableaux… Je reconnais que mon travail sous sa forme actuelle peut paraître quelque peu opaque pour certains mais je m’efforce, dans le respect de mes aspirations, de ne pas prendre en otage le regardant. Je m’efforce de l’amener par des moyens plastiques et visuels à partager une réflexion, un questionnement. Bien souvent je réalise que des personnes s’arrêtent devant Vagina  sans comprendre que je ne dessine pas des pénis pour scandaliser ou faire sourire mais que ces derniers sont des outils lexicaux me permettant de développer une réflexion. Nombreux sont ceux qui s’arrêtent devant ces travaux et sourient, car je reconnais que l’usage de l’anglais, l’usage de figurines ou de musique Hip Hop à succès peut, si on y reste trop attachés, laisser passer à côté du véritable sujet de mon travail.

Un contraste saisissant s’instaure en revanche avec les gens qui parviennent à aller au-delà de ces points de détails. Une femme a fondu en larme dans mes bras, touchée de voir exprimé ce qu’elle ressentait ou vivait au jour le jour. J’ai vu le visage de plusieurs regardant s’assombrir lorsqu’après mes explications, ils comprenaient le sens des paroles chantées par Akinyele dans le titre à succès Put It In Your Mouth  (chanson qui accompagne une de mes vidéos animation), l’origine du verbatim  Hang the Rapists , ou la raison d’être de la paire de ciseaux dans le coffre à bijoux. J’ai  aussi  croisé des défenseurs de l’idée selon laquelle les femmes choisissent souvent elles-mêmes de correspondre à l’image dégradante que nous sommes plusieurs à questionner.

"Vagina" installation (détail), dessins au rouge à lèvre sur vitre, 2013- New – York-Cliquez sur l’image pour l’agrandir

Quelles sont vos ambitions de jeune plasticienne ?

Faire mieux demain qu’aujourd’hui. La reconnaissance n’est, pour moi, pas une fin mais un moyen nécessaire pour ouvrir de nouvelles portes. Elle permet d’accéder à des projets de plus grande envergure et facilite l’accès de vos œuvres à une population plus large or, mon travail est une communication permanente avec le regardant. Il n’a ainsi de sens que s’il est regardé.

La résidence artistique est un bon moyen de favoriser des expériences artistiques et humaines riches et fécondes, les destinations que je vise actuellement sont New York et Cuba.

Entretien avec Dominique Brebion

1) L’artiste est un être politique,constamment en éveil devant les déchirants,ardents ou doux évènements du monde Pablo Picasso cité par Paul Eluard in Anthologie des écrits sur l’art – Tome I, Cercle d’art ed 1952