Même si la musique baroque a fondé et fonde encore l'essentiel de sa réputation, le Festival d'Ambronay s'est depuis longtemps ouvert à des périodes plus récentes et presque chaque édition comporte aujourd'hui des incursions vers les répertoires classique, romantique voire contemporain. Ce sont ces terres qu'ont exploré, avec des fortunes diverses, les deux concerts dont je souhaite vous dire quelques mots aujourd'hui.
L’Ensemble Incastri (« enchevêtrés ») apparaissait dans le cadre des Cartes blanches aux jeunes ensembles, une excellente initiative qui permet chaque année à de jeunes musiciens sélectionnés par le Festival de bénéficier d'une résidence aboutissant à un concert et, pour les projets les plus aboutis, à l'enregistrement d'un premier disque. Formé tout récemment en 2012, Incastri réunit des instrumentistes issus du rang d'orchestres baroques européens, majoritairement italiens, comme l'Accademia Bizantina, Europa Galante ou I Barrochisti. Ils ont décidé de se confronter d'emblée à l'Octuor en fa majeur de Franz Schubert, œuvre de chambre composée en 1824 à la demande du clarinettiste Ferdinand Troyer, qui, malgré des dimensions impressionnantes (six mouvements pour environ une heure de musique), se situe dans l'esprit des divertimentos du XVIIIe siècle par son caractère plutôt lumineux que viennent cependant troubler des accents plus nostalgiques, voire dramatiques, dans lesquels on reconnaît la patte de l'auteur des Quatuors « Rosamunde » et « La jeune fille et la mort », d'ailleurs exactement contemporains.
Peu aidé par une salle à l'acoustique assez moyennement adaptée à la musique de chambre dans laquelle a, en outre, rapidement régné une chaleur moite redoutable pour l'accord des instruments anciens, l'Ensemble Incastri, en dépit d'un réel enthousiasme et d'un désir évident de servir au mieux ce monument du répertoire chambriste, a rapidement été à la peine, rencontrant des problèmes de justesse et de cohésion qui l'ont mis en péril durant les trois premiers mouvements. Ces difficultés n'ont cependant pas empêché certaines individualités de faire valoir de belles dispositions ; ainsi la violoncelliste Valeria Brunelli, le corniste Alessandro Denabian et surtout le clarinettiste Francesco Spendolini, très sollicité, commanditaire oblige, ont-ils tenu leur partie avec un brio certain. Très tendue durant la première partie du concert, l'atmosphère s'est considérablement allégée lorsque les portes donnant sur l'extérieur, à l'arrière de la salle, ont été ouvertes, apportant à tous une onde de fraîcheur bienvenue. Tout au long du Tema e variazioni, du Menuetto et du Finale, on a vu des promeneurs s'arrêter avec des mines semblant parfois tout droit sorties de tableaux de Spitzweg où se lisait la surprise d'entendre de la musique s'échapper de cet endroit, certains s'arrêtant même pour profiter jusqu'au bout de l'aubaine. Gagnés par ce climat bon enfant, les musiciens ont repris vigueur et confiance et, moins gênés techniquement donc plus à même d'établir de véritables dialogues entre les pupitres, ont livré de cette seconde partie de l'Octuor une lecture plus maîtrisée, enlevant même l'Allegro conclusif avec un certain panache. Gardons-nous donc de tout jugement hâtif ; si l'Ensemble Incastri a sans doute été trop ambitieux de se lancer à l'assaut d'une partition aussi exigeante avec des armes encore fragiles, il a également montré des qualités de cœur et musicales qui, au prix d'une conséquente maturation, peuvent lui assurer une plus heureuse suite que ces débuts en demi-teintes.
La prestation du Quatuor Terpsycordes se plaçait à un niveau incomparablement supérieur. S'il n'a pas encore acquis auprès du grand public la réputation que ses qualités devraient lui valoir, cet ensemble actif depuis plus de 15 ans, jouant sur instruments d'époque – des Vuillaume du milieu du XIXe siècle cordés en boyau et joués avec des archets classiques – ou modernes en fonction des répertoires abordés, n'en est pas moins de plus en plus séduisant au fil des années. Organisé autour d'une thématique rêveuse quelque peu ténue, le programme qu'il proposait débutait et s'achevait par deux œuvres appartenant à l'âge classique, le Quatuor en fa majeur op.50 n°5 (dit « Le Rêve », 1787) de Joseph Haydn et le Quatuor en si bémol majeur op.18 n°6 (dit « La Mélancolie », publié en 1801) de Ludwig van Beethoven, encadrant une partition récente, Ainsi la nuit (1977) d'Henri Dutilleux. De l'interprétation de cette dernière je ne dirai rien, si ce n'est qu'elle m'a semblé d'excellente facture et d'une précision extrême ; toute révérence faite au compositeur, cette audition m'a confirmé que je n'ai, à quelques exceptions près, strictement aucune affinité avec la musique contemporaine dont je ne comprends ni la langue, ni, conséquemment, le propos.
Les deux autres quatuors ont été abordés avec le même dynamisme ravageur qui n'empiète jamais, pour autant, sur un sens très fin des nuances et une vision très nette de l'architecture d'ensemble. Il faut dire que le premier violon, Girolamo Bottiglieri, conduit ses troupes, qu'unit une indéniable complicité, avec une autorité telle qu'on ne se pose pas un instant la question de savoir si elles savent ou non où elles vont, tant l'improvisation semble n'avoir pas sa place en leur sein. Les Terpsycordes ont su apporter au Quatuor en fa majeur de Haydn, sans doute le plus limpide de tout l'opus 50, marquant le retour du compositeur à ce genre après un silence de plus de cinq ans, aussi bien la fraîcheur requise par son premier mouvement à l'humeur aussi détendue qu'une conversation sans façons, que la douceur du tendre et berceur Poco adagio qui, au XIXe siècle, valut son surnom à l’œuvre entière, et l'humour qui, comme souvent chez Haydn, pimente le tout. Du Haydn de 1787 au Beethoven de 1798-1800, date de la composition des Quatuors de l'opus 18, dont les musiciens ont joué le sixième dont ils ont récemment gravé une très belle version au disque, il n'y a qu'un pas. Quelle page plus haydnienne, en effet, que l'Allegro con brio brillant et spirituel par lequel il débute ? Les ombres s'allongent un peu dans l'Adagio ma non troppo, plein d'une nostalgie qui va s'assombrissant, mais elles sont bien vite dissipées par un Scherzo facétieux. Et arrive le dernier mouvement, La Malinconia errante dans ses voiles de deuil que va tenter de faire sourire un Allegretto pimpant, le compositeur parvenant ainsi à évoquer l'alternance de dépressions et de sursauts joyeux propre aux âmes mélancoliques. Là encore, les musiciens ont su, avec autant d'intelligence que de sensibilité, épouser ce flux de sentiments contrastés pour le rendre d'une manière très fluide et naturelle.
Ce concert, très applaudi, a confirmé l'excellente impression laissée par les enregistrements du Quatuor Terpsycordes que l'on souhaiterait ardemment voir aborder maintenant des répertoires un peu moins fréquentés comme, par exemple, la musique romantique française, où il reste tant à faire et où leur enthousiasme contagieux, leur superbe palette de couleurs et le sentiment dépourvu de sentimentalisme qu'ils insufflent aux œuvres ne manqueraient sans doute pas de faire merveille.
I. Franz Schubert (1797-1828), Octuor en fa majeur, D.803
Ensemble Incastri
II. Franz Joseph Haydn (1732-1809), Quatuor en fa majeur op.50 n°5 (dit « Le Rêve ») Hob.III.48
Henri Dutilleux (1916-2013), Ainsi la nuit
Ludwig van Beethoven (1770-1827), Quatuor en si bémol majeur op.18 n°6 (dit « La Mélancolie »)
Quatuor Terpsycordes
Accompagnement musical :
Ludwig van Beethoven, Quatuor en si bémol majeur op.18 n°6 :
[I] Allegro con brio
Quatuor Terpsycordes
Crédits photographiques :
Les deux clichés utilisés dans cette chronique sont de Bertrand Pichène © CCR Ambronay