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Drôle de zinc

Publié le 21 septembre 2013 par Jlhuss

Bistrot_1 Les bistros ne sont plus ce qu’ils étaient

Ils ont depuis longtemps déserté nos villages avec le presbytère, l'école et l'épicerie. Au rural il restait les vaches, et voilà qu'on reproche à ces bonnes bêtes après leurs cornes leurs rots, « formidable gisement de gaz à effet de serre ». Je vous le dis : ces placides ruminants vont finir par se lasser, nous planter là avec nos "gîtes ", nos Anglais et l’absence de bistrot pour noyer ça.

On apprend maintenant que le troquet régresse aussi dans les villes, au grand bonheur de la banque, du prêt-à-porter et des maniaques de la santé publique. Les bistros qui restent changent d’ailleurs de visage, à commencer par leurs propriétaires depuis que la Chine s'est éveillée. Le "relookage" de l'Auvergnat rougeaud en Asiatique marmoréen s'accélère à un rythme qui ne doit rien à la chirurgie. Des petits Jaunes au service du blanc sec et du petit noir, pourquoi s'en plaindre ? Infatigables, ouverts même le lundi, et d'une courtoisie sans faille.

Au « Jean Bart », la nouvelle patronne me gratifie toujours d'une vigoureuse poignée de main et d'un mot bien senti : « ta va ? ti café ? ».
Au début, j'ai tenté d'éluder la poignée de main : à 7 heures et quart, ce serrement intempestif me paraissait plus redoutable que la tape dans le dos du somnambule. Mais l'envoyée de l'Empire du milieu restait main tendue, en suspens, le regard inflexible : on peut être courtoise et tenace... J'ai serré la main. On s'habitue.

Autre métamorphose : la clientèle. On l’aimait braillarde, gaillarde et frondeuse : française. Dans la fumée des cigarettes s'enroulaient des propos qui ne manquaient pas plus de sel que le comptoir d'oeufs durs et le gouvernement d'incapables. L'intello anémié en ressortait content d'avoir pris le pouls du peuple, vérifié que le bon sens, la verve, la roublardise et la saine couillonnerie coulaient toujours dru dans les veines.
A présent mutisme majoritaire, doigts gratteurs, mines tendues, stylos affairés sur le zinc comme au guichet de la Poste. Puis, comme au pied de la Grotte, cent paires d'yeux braquées haut sur la statue de la Vierge...je veux dire sur l'écran du "Rapido", moins immaculée conception que fourbe machine à couper la langue, à vider la tête et la bourse.

Alors on n'a plus guère envie de s'attarder. Privé du petit verre de fantaisie, on prend sa dose de nico-caféine, et l'on s'apprête à sortir, quand tout à coup...
J'avais bien remarqué ce bouquet de fleurs posé sur le zinc, non loin de ma tasse de 10 heures trente. Mais quoi ! c'est un assemblage moins surréaliste que celui du parapluie et de la machine à coudre : je sirotais sans rien attendre.
Or voici que la serveuse, une plante bien de chez nous, bondit soudain de derrière le comptoir, empoigne le bouquet, et court, court, plus vite encore qu'au top-départ des soldes, traversant la salle, franchissant la porte à battants à la poursuite, sur le trottoir, d'une sorte d'ours un peu dépenaillé que je n'avais pas remarqué au bar et qui s'éloignait sans se retourner. J'ai d'abord cru qu'il était parti sans payer. Mais pourquoi courir l'en féliciter avec des fleurs ? Avait-il oublié le bouquet ? Discutable aussi, puisque la serveuse reparut presque aussitôt dans les clameurs, ledit bouquet à la main et la surprise aux joues. "Il me l'a donné", dit-elle à la patronne chinoise, dont l'éclair d'émotion maîtrisée obtura tout à fait les prunelles.

On a tort de désespérer des bistros.

Arion

[Première parution en octobre 2005]


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