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La stratégie du toc

Publié le 20 septembre 2013 par Copeau @Contrepoints

L'épopée des Chicago boys et du "miracle économique" chilien.

Par Guillaume Nicoulaud.

La stratégie du toc

Notre histoire commence en 1956, lors de la signature d’un accord de coopération entre l’Université Catholique du Chili et celle de Chicago ; accord grâce auquel l’université chilienne peut envoyer ses étudiants les plus prometteurs poursuivre un troisième cycle au sein du très prestigieux Department of Economics de l’Université de Chicago ; le département dans lequel enseigne Milton Friedman. L’origine de cette coopération est pour le moins incertaine : on sait que c’est un des responsables du programme d’aide humanitaire américain à Santiago qui a vendu à Theodore Schultz, le président de l’UC, l’idée qui consiste à exporter les idées de Chicago au Chili mais on ne sait pas s’il agissait de sa propre initiative ou si, comme Naomi Klein le suggère [1], il était en mission commandée pour le département d’État. Toujours est-il qu’après avoir essuyé un refus de la part de l’Université du Chili, c’est avec l’Université Catholique que l’affaire se conclut : vu depuis Santiago, c’est l’occasion de créer un nouveau cursus universitaire [2] avec un partenaire prestigieux ; pour Schultz, c’est un moyen d’accroitre l’influence de son université et de contrer la domination des idées keynésiennes.

Les Chicago Boys

De 1957 à 1970, une centaine d’étudiants chiliens vont ainsi suivre ce cursus et les plus brillants d’entre eux iront terminer leurs études à Chicago sous la houlette de d’Arnold Harberger [3] et de Milton Friedman. Ce sont ces jeunes économistes qui, une fois rentré au pays, vont former une nouvelle génération d’enseignants à l’Université Catholique : ce sont eux les Chicago Boys [4].

À partir de 1964, on peut dire qu’il existe à Santiago une annexe du Department of Economics de Chicago mais l’influence des boys s’arrête aux murs de l’université : le reste de la communauté académique chilienne est profondément interventionniste – voire marxiste – et les milieux d’affaires de Santiago voient d’un mauvais œil ces jeunes gens qui contestent l’ordre établi. Ce n’est qu’à partir de 1967 qu’ils vont commencer à attirer l’attention sur eux [5] et à être invités à présenter leurs idées.

En 1970, alors que l’économie chilienne ploie déjà sous le poids des réformes socialisantes d’Eduardo Frei, quelques-uns des Chicago Boys rédigent un ensemble de propositions résolument libérales – un plan connu sous le nom de El ladrillo – destinées à redresser l’économie du pays et le présente à Jorge Alessandri, le principal concurrent d’Allende, dans l’espoir qu’il en fera son programme. Alessandri, plus opportuniste que libéral convaincu, ne donne pas suite et le plan est enterré.

Allende, ce héro

C’est sous la présidence d’Allende que les boys vont vraiment commencer à se faire des amis. Dès la fin de l’année 1971, la « voie démocratique vers le socialisme » du compañero presidente se révèle pour ce qu’elle est : une véritable catastrophe économique. En 1972, le Chili est en récession et l’accroissement massif des dépenses publiques creuse un déficit budgétaire abyssal ; lequel, financé par la planche à billets, génère une inflation en constante accélération (plus de 500% en 1973) à tel point que, sur la seule année 1972, les salaires réels chutent de 25%. Allende, qui n’aura jamais eu de majorité parlementaire, gouverne à coup de décrets et cherche à imposer sa transition vers le socialisme en dépit d’un mécontentement croissant. Le blocage des prix provoque des pénuries de plus en plus importantes [6], le marché noir se généralise, les politiques de rationnement se succèdent, les grèves et manifestations pour protester contre les nationalisations se déroulent dans une ambiance pratiquement insurrectionnelle et, pour ne rien arranger, la CIA souffle sur les braises.

À ce stade, la société chilienne est totalement divisée : les soutiens de l’Unidad Popular [7] se radicalisent à mesure que les membres les plus modérés de la coalition la quitte (la gauche radicale en 1972) et rejoignent une opposition qui ne partage désormais plus qu’un seul mot d’ordre : destituer Allende. Lors des élections législatives de mars 1973, la fronde anti-Allende remporte 56% des suffrages dans un contexte de mobilisation massive des électeurs (49% de plus qu’en 1969 !) mais ne parvient pas à atteindre les 60% nécessaire pour obtenir le départ du président. Trois mois plus tard, c’est le Tanquetazo, une première tentative de coup d’État mise en échec par le général Carlos Prats ; c’est à cette occasion que le chef d’état-major du général, un certain Augusto Pinochet, s’attirera toute la confiance d’Allende, confiance qui lui vaudra d’être nommé commandant en chef de l’armée chilienne le 23 août 1973. Vous connaissez la suite.

Le miracle chilien

Nous voilà donc après le coup d’État du 11 septembre 1973. Alors que Pinochet consolide son pouvoir personnel, la situation économique ne s’améliore pas : la planche à billet continue à tourner à plein régime et l’inflation reste supérieure à 300% (1974-75) à tel point que la junte ressent rapidement le besoin de contrôler le mécontentement populaire en instaurant une dictature en bonne et due forme. C’est que Pinochet, voyez-vous, est parfaitement incompétent en matière économique et qu’il n’est, à titre personnel, absolument pas libéral ni même, à vrai dire, « de droite » [8]. Seulement voilà : il a un problème tout à fait concret à résoudre et les seuls économistes chiliens compétents que l’on ne pouvait pas suspecter d’être proches de l’Unidad Popular, c’était les Chicago Boys.

C’est donc au début de l’année 1975 que El ladrillo, le plan des boys, va ressortir des placards et c’est pour le défendre qu’en mars 1975 Milton Friedman va, une semaine durant, donner une série de conférences au Chili. C’est à cette seule et unique occasion que, le 21 mars 1975 pendant 45 minutes, Friedman rencontrera le dictateur qui souhaite avoir son avis sur les moyens à mettre en œuvre pour combattre l’inflation ; entretien qui donnera lieu à une unique lettre datée du 21 avril dans laquelle Friedman résume ses recommandations ; lettre à laquelle Pinochet répondra brièvement pour confirmer que c’est bien ce qu’envisagent les Chicago Boys dont il s’est adjoint les services. C’est cet entretien et cette lettre qui valent à Friedman d’être accusé d’avoir soutenu la junte – et même de l’avoir portée au pouvoir – depuis maintenant quarante ans.

À partir de cette date, la politique économique de la junte fut indubitablement libérale. Pinochet n’a pas appliqué El ladrillo à la lettre mais il est incontestable que son régime, aussi répressif fût-il sur le plan des libertés politiques, s’est aussi traduit par une libéralisation massive de l’économie ; libéralisation sur laquelle aucun des gouvernements élus après la chute de la junte n’est revenu – bien au contraire ; libéralisation qui marque, enfin, le début du « miracle » économique chilien : je laisse à chacun le soin de comparer l’évolution du Chili par rapport à ses voisins au cours des quatre dernières décennies.

Épilogue

Que la libéralisation de l’économie chilienne ait été imposée par un régime autoritaire, c’est un fait que personne n’a jamais contesté. Mais en conclure que des réformes libérales ne peuvent être mise en œuvre qu’en utilisant la violence, c’est un non sequitur parfaitement ridicule : l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou le Royaume-Uni démontrent le contraire et il n’y a jamais eu, à ma connaissance, de dictature en Suisse ou aux États-Unis. Par ailleurs, les disciples de Naomi Klein devraient sans doute se demander pourquoi, après 24 ans de démocraties et cinq présidents de gauche et de droite, le Chili reste un des pays les plus libéraux au monde.

Que le gouvernement des États-Unis ait joué un rôle dans la chute d’Allende et qu’il ait soutenu la junte ne fait pas plus de doute. Parler ou suggérer l’existence d’un complot « néolibéral », en revanche, est d’un ridicule absolu. À aucun moment de leur carrière, Friedman, Harberger ou Hayek n’ont disposé d’autre pouvoir que celui de défendre leurs idées : ils ont, toute leur vie, mené un combat idéologique dans un monde qui leur était notoirement défavorable – ni plus, ni moins. Quant à Richard Nixon, la plus grande déception de Friedman, il suffit de se remémorer son action sur le plan économique pour se convaincre qu’on ferait difficilement moins libéral que lui.

Quant à la « Shock Doctrine » de Naomi Klein, c’est une élaboration fumeuse du « shock program » de Friedman ; lequel n’est rien d’autre qu’un ensemble de mesures destinées à lutter contre l’inflation. Faut-il rappeler ici que c’est du fondateur du monétarisme que nous parlons ? Il n’a jamais été question – ne serait-ce qu’un traitre instant – de promouvoir, d’encourager ou même de légitimer l’utilisation de chocs psychologiques, de catastrophes ou de Dieu sait quoi d’autre pour promouvoir l’économie de marché. Comment peut-on manquer de logique au point de dire que des hommes qui ont passé leur vie à promouvoir une réduction des pouvoirs de l’État se seraient fait les promoteurs d’une dictature ?

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Sur le web.

Lire aussi :

  • Notre dossier Salvador Allende, 40 ans plus tard
  • La stratégie du choc, analyse critique de l'ouvrage de Naomi Klein

Notes :

  1. Klein (The Shock Doctrine, 2007) évoque une rencontre entre Schultz et Albion Patterson, directeur de la US International Cooperation Administration (l’ancêtre de USAID), en 1953 alors que l’administration en question n’a été créée que le 30 juin 1955.
  2. L’université chilienne avait bien un cursus dédié au commerce mais pas de département d’économie à proprement parler.
  3. Arnold Harberger qui a dirigé le Department of Economics de l’université de Chicago (de 1964 à 1971 puis de 1975 à 1980) et qui fut le directeur du Center for Latin American Economic Studies (de 1965 à 1991).
  4. Même si un certain nombre d’entre eux ne sont, en réalité, pas passés par Chicago : Jorge Cauas et Hernán Büchi viennent de l’Université de Columbia et José Piñera a été formé à Harvard.
  5. Lors des manifestation étudiantes de 1967, qui ont littéralement bloqué le système universitaire chilien, le seul programme d’enseignement qui ait continué à fonctionner normalement était le leur.
  6. La première marche des casseroles vides, manifestation de ménagères qui protestent contre les pénuries de produits alimentaires, a lieu au début du mois de décembre 1971.
  7. Coalition formée en décembre 1969 et composée du parti socialiste d’Allende, du parti communiste de Pablo Neruda, du parti radical (centre-gauche) et de deux autres petits partis de gauche.
  8. Son épouse était sénatrice pour le Parti radical à l’époque où ce dernier faisait partie de l’UP et le zèle avec lequel il a servi Allende ne fait aucun doute jusqu’à ce qu’il décide, au dernier moment, de rejoindre la conspiration.

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