I Les trois questions éthiques classiques de la guerre

Publié le 19 septembre 2013 par Egea

La guerre est un phénomène humain qui pose par lui-même des questions éthiques. Elles s’articulent autour de trois directions majeures, toutes liées au rapport à la mort : celle d’être tué, celle de tuer, celle de la culpabilité.

Le soldat est en effet un individu qui prend le risque d’être tué, donc de mettre sa propre vie en jeu. Ce risque pose tout de suite la question de la vie et de la mort, essentiellement métaphysique. Mais il pose aussi la question du sens de ses actions : qu’est-ce qui justifie que j’accepte de mourir, le cas échéant ? Le plus souvent, le fait d’accepter de devenir soldat signifie l’acceptation préalable et suppose la question résolue. A défaut, refuser de devenir soldat se dénomme justement « l’objection de conscience ». Est soldat celui qui n’est pas objecteur de conscience, quelles que soient les raisons de son acceptation. Il accepte donc ce risque d’être tué, ce qui l’amène probablement à des questionnements sur la cause de son engagement, sa justesse, sa nécessité.

Cependant, ce n’est pas la principale question éthique qui se pose au soldat (même si c’est souvent la première) mais une autre : celle de donner la mort. En effet, à la guerre, le soldat devient un tueur : certes, cet homicide est légal, puisqu’il est ordonné, le plus souvent, par une organisation politique (un Etat) qui détermine le bien commun, y compris celui d’envoyer certains des siens à la guerre. En tuant des l’ennemi, le soldat exécute d’abord des ordres. L’opinion commune considère que cette légalité suffit à la légitimité mais les soldats ne voient pas forcément les choses de cette façon. Ce n’est pas un hasard si certains spécialistes (les aumôniers, les médecins) sont des militaires (incorporés dans des armées régulières) qui refusent de porter des armes. Ils ne refusent pas ainsi le phénomène guerrier, et y participent selon leur capacités, en acceptant donc la cause de la guerre, mais leur profession induit une objection de conscience qui les empêchent de tuer. Cette objection de conscience peut affecter, aussi, des soldats réguliers. Et souvent, ils se la posent non pas avant, mais après le combat : le trouble éthique devient une conséquence de la participation à la guerre, au lieu d’être un préalable.

Enfin, un troisième trouble moral atteint certains soldats, ce qu’on appellera le syndrome du survivant. Celui qui traverse le chaos de la guerre (qui constitue un déchainement absolu de la violence, n’obéissant plus à aucune règle apparente, sinon celle du triomphe de la force), vit des moments intenses et fréquente la mort dans des circonstances extraordinaires, au sens propre. La difficulté vient alors du retour à la vie « normale », civile. Les questions qui se posent à l’ancien combattant sont celles d’une sorte de culpabilité rétrospective : pourquoi suis-je un survivant alors que mes compagnons d’armes y sont restés ? Survivant : le mot n’est pas anodin, car il s’agit, au sens propre, d’une « vie supplémentaire », d’une vie ressentie comme indue, par rapport à la normalité ressentie de la guerre, où le destin mortel apparaît commun. Or, ce syndrome du survivant n’est pas seulement un trouble psychologique, il peut aussi être un trouble moral : est-ce que je mérite d’avoir survécu quand mon compagnon d’armes, mon ami, mon frère, est tombé ? je ressens une culpabilité relative dans le procès que je m’impose, et que la société ne peut comprendre, puisqu’elle n’a pas vécu ces moments terribles. Alors, la sentence que je m’inflige est la suivante : « vivre (plus exactement : survivre) c’est mal car c’est anormal, puisque la mort est la normalité de la guerre ».

Voici donc les principales dimensions éthiques de la guerre. Elles ont trait au rapport à la mort, et à la signification de la vie, qui est considérée comme une expérience normale.

O. Kempf