Chronique d’humeur, par Jean-Pierre Vidal…

Publié le 18 septembre 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

 La fin, seulement en ce qui concerne ce texte, car, bien entendu, il n’y a pas de fin à la quête des valeurs et encore moins à leur expression.  Et d’abord, parce qu’elles varient, n’en déplaise à madame Harel, avec le temps et l’espace.  Mais surtout, parce qu’elles sont extrêmement difficiles à expliciter : elles sont tacites et plus ou moins consensuelles, elles sont l’air du temps et le souffle du paysage ; vouloir les fixer, c’est les dissoudre ; tenter de légiférer sur elles, c’est risquer l’ossification, voire la dictature.  Certes, il existe des valeurs collectives, l’histoire est là pour nous le prouver, mais elles naissent dans l’action et le plus souvent y restent implicites et, parfois même, à peine conscientes.  Ou véhiculées par le travestissement obscur du mythe.  Seules sont explicitées, encore que rarement, des valeurs individuelles : c’est alors le fait de philosophes et d’écrivains, d’artistes et de savants.  Ou d’hommes politiques à la retraite qui font, souvent pour eux-mêmes, le point sur leur vie.

Les valeurs individuelles, nous connaissons, nous ne connaissons même que ça, ravagés que nous sommes par une pandémie des exceptions, partout et en toutes circonstances.  Peut-être est-ce notre héritage chrétien et l’obsession qu’il nous a inculquée du fils prodigue, de la femme adultère, de l’agneau égaré : le Christ chérissait les exceptions, son message est clair sur ce point.  Et il semble avoir pénétré en nous plus profond qu’on ne le pense.

César et ses meurtriers

Mais son royaume — qui ne le voit ? — n’est pas de ce monde et dans ce monde, l’Église elle-même sait le reconnaître, il faut rendre à César ce qui lui revient.  César, de nos jours, c’est, du moins chez nous, ses assassins, nous : ceux qui, comme les fils de la horde primitive imaginée par Freud, ont tué le père-tyran et, du même coup, découvert la fratrie, sinon la fraternité, et la démocratie formelle, à défaut de démocratie réelle.

Dans ce royaume-là, la loi la plus sacrée est celle de la majorité.

Or il en va, actuellement, de cette majorité, en matière de politique comme en matière ethnique et culturelle : elle s’effrite.  Et dans un système parlementaire britannique comme le nôtre, c’est particulièrement évident, puisque de nos jours, si la majorité de la population et même des votants n’est pas nécessairement contre le gouvernement, quel qu’il soit, elle n’est en tout cas pas pour.

Il nous faut donc penser le collectif sans l’unanimité factice que dans nos têtes il recouvrait.  Mais il ne nous faut certes pas accorder à l’individu ni même aux individus regroupés des droits prévalant sur ceux de la majorité, aussi fragile soit-elle.  Pour cela, il nous faut réaffirmer que la majorité est plus que la somme des individus : la majorité est une valeur, une abstraction, une idée.  Comme l’État.  Comme l’art.  Et à ce propos, la plus grande stupidité que j’aie lue de ma vie, c’est cette affirmation du grand historien de l’art austro-britannique, Ernst Gombrich qui prétendait que l’art n’existait pas, qu’il n’existait que des artistes.

Pour moi, au contraire, s’il y a des artistes, c’est parce qu’il existe une chose qu’on appelle l’art et qui reste infiniment plus grande, plus durable, plus englobante que la somme de tous les artistes qui furent, sont et seront.  L’État, la majorité, la démocratie, c’est la même chose.  Et ce sont des valeurs.  Et s’il y a des citoyens, c’est parce qu’il existe une chose qu’on appelle la démocratie.  Cette chose-là n’est pas tombée du ciel, elle a été inventée par des hommes, il y a plus de deux millénaires maintenant, ce sont les principes qu’ils ont posés, aussi imparfaits soient-ils, qui nous guident encore et dans lesquels nous nous mouvons, les refaisant, parfois les corrigeant, mais toujours demeurant dans le discours qu’ils produisent et les institutions qu’ils génèrent.

On aura compris que je ne crois pas aux droits individuels absolus.  Ils ne sont que relatifs, en droit et en fait, comme on dit en philo.  Et si le droit au sens moins abstrait de législation semble leur donner une valeur absolue, c’est à mon sens une erreur, un saut un peu exagéré d’un extrême dans l’autre que peut-être des générations ultérieures sauront rectifier.  Si nous sommes passés d’une unanimité factice à un émiettement absolu, c’est aussi parce que l’État, en tant qu’institution, s’est lézardé, miné par les excès de tant de ses avatars du XXe siècle.

Il se peut que les droits individuels soient le garde-fou que nous nous sommes donnés pour éviter ces dérives, mais sans un renforcement de l’État, sans des politiciens qui aient, plus que maintenant, le sens de l’État, comme on dit, ou de l’histoire — au fond, c’est la même chose, cela s’appelle le sens d’une continuité qui soit plus que le simple laps de temps entre deux élections — nous sommes condamnés à la cacophonie lénifiante du tout est permis pourvu que quelqu’un y croie.

 

Exclure ceux qui se sont retranchés d’eux-mêmes ?

Les sociétés, encore une fois madame Harel, n’évoluent pas au même rythme.  La nôtre, à partir de son passé catholique où, par ailleurs, le vêtement comme mode d’expression de la foi était réservé à la caste des prêtres qui du même coup se tenaient en retrait du monde, en est maintenant à un stade où, aidée en partie par l’Église catholique, beaucoup moins stricte sur l’uniforme qu’elle ne l’était autrefois, elle croit à une séparation non seulement de l’Église et de l’État, mais du séculier et du religieux, du profane et du sacré.  C’est son droit le plus strict et c’est une valeur fondamentale.

Au nom de quelle logique permettrait-on à ceux qui se tiennent en retrait de la façon dont nous pensons l’État, dont nous le représentons et dont nous percevons ses représentants, d’inscrire jusque dans son enceinte les signes religieux qu’ils s’obstinent à porter en toutes circonstances et en tous lieux, comme nos religieux d’autrefois et comme certains intégristes de chez eux ?

Comment « accommoder » — au sens optique intransitif de « focaliser » — qui ne veut pas être vu ?  Qui vous impose de le considérer comme séparé ?  Qui, du même coup, refuse de vous considérer, de vous envisager, vous, comme possible dans son environnement ?  Comment dévisager qui n’a pas de visage ou le coiffe, l’adorne, le perce, c’est-à-dire joue le jeu, même modestement, de la métamorphose et de l’insaisissable ?  La Chartre pourra-t-elle nous servir de jumelles, de télescope ou même de microscope pour discerner ce qui s’acharne à fuir le regard, comme un boson de Higgs bien né, ou au contraire à l’arrêter, à le méduser ?

Je n’accepterai jamais d’être traité au nom de l’État par un Loubavitch à papillotes portant feutre et redingote noirs.  Ni par un sikh ou un intégriste musulman.  Mais je n’aimerais pas non plus être servi par un fonctionnaire peinturluré de façon ostentatoire ou faisant eau par tous les trous tintinnabulants de son visage percé, pas plus que par un Yo ayant, comme ils le font tous, gardé sa casquette jusque dans son bureau.  Et ce n’est pas affaire de religion, mais de décence, ou plutôt de politesse, ce liant social qui disparaît peu à peu.  Peut-être nos fonctionnaires devraient-ils, par politesse, obéir à une pratique du XIXe siècle où, dans de nombreux pays, ils portaient l’uniforme, même dans des emplois de bureau.  Peut-être devrait-on au moins leur imposer l’uniforme de la neutralité visuelle.  Afin que nous puissions avoir en face de nous, au service de l’État, un véritable individu et non les oripeaux, sacrés ou non, dont une partie infime de sa communauté l’affuble.

Mais hors des officines gouvernementales ou des édifices où se dispense le savoir qu’il gère et les autres services qu’il assure, laissons flotter les voiles et s’enrouler les turbans.  Traitons cela comme une exubérance vestimentaire parmi d’autres et n’en parlons plus.

Après tout, des drag queens aux punks, et des jeunes hip-hop de banlieue aux cow-boys de Saint-Tite, nous n’en sommes plus à une près.

Jean-Pierre Vidal

13 septembre 2013, Le Chat qui louche

Notice biographique

Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969.  Outre des centaines d’articles dans des revues universitaires québécoises et françaises, il a publié deux livres sur Alain Robbe-Grillet, trois recueils de nouvelles (Histoires cruelles et lamentables – 1991, Petites morts et autres contrariétés – 2011, et Le chat qui avait mordu Sigmund Freud – 2013), un essai en 2004 : Le labyrinthe aboli – de quelques Minotaures contemporains ainsi qu’un recueil d’aphorismes,Apophtegmes et rancœurs, aux Éditions numériques du Chat qui louche en 2012.  Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (SpiraleTangenceXYZEsseEtc,Ciel VariableZone occupée).  En plus de cette Chronique d’humeur bimensuelle, il participe occasionnellement, sous le pseudonyme de Diogène l’ancien, au blogue de Mauvaise herbe.  Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)