Jodorowsky : le dernier shaman

Publié le 18 septembre 2013 par Unionstreet

Non seulement on parle de l’adaptation de l’Incal  - son chef-d’oeuvre en bande-dessinée – par Nicholas Winding Refn mais en plus de cela, Alejandro Jodorwsky revient aujourd’hui sur le devant de la scène avec La Danza de la Realidad le film de sa vie sorti le 04 septembre. L’occasion d’un retour sur le parcours du bonhomme.

On pourrait parler de tant de choses avec Jodorowsky, de l’Incal, de la Caste des Métabarons, des performances « Panique » voire même du théâtre mais c’est sur le cinéma qu’on préfère se concentrer. Une filmographie de 8 long métrages en 50 ans de carrière faite d’ésotérisme, de surréalisme, de 2 films cultes et d’un chef-d’oeuvre jamais tourné.

EL TOPO: l’invention du western mystique

1970. Jodorowsky apporte sa pierre à l’édifice de la contre-culture US et le mouvement des midnight movies avec El Topo, parcours mystique d’un vagabond à travers le désert pour devenir le plus grand pistolero. El Topo est un western avant tout, assez classique dans son déroulement pour en fait mieux perdre le spectateur dans les méandres philosophico-mystiques du personnage principal.

Au programme : quelques femmes nues, des culs-de-jatte, des manchots, du sexe avec des nains et des illuminés de partout forment un bestiaire à l’image de l’imagination de l’auteur: foisonnant, provocateur et cohérent. Jodorowsky ne réalise pas un film, il impose une expérience toujours à la limite de la fiction et la réalité. Devant l’impossibilité de trouver un acteur mexicain – le film est tourné au Mexique – il décide de se confier le rôle principal et à son fils Bronto le fils de Bronto. La scène d’introduction, où l’enfant doit enterrer son ours en peluche et la photo de sa mère, utilise les véritables objets auxquels est attaché son jeune garçon. Traumatisé, le petit Brontis mettra des années à pardonner à son père. Autre exemple frappant, la scène de « viol » entre El topo et sa compagne. Une séquence qui s’est imposée à la comédienne, non prévenue de son contenu. Jodorowsky la frappe réellement, lui déchire sauvagement ses vêtements sous ses hurlements avant de la prendre (l’acte sexuel est quant à lui simulé, Jodorowsky ayant stipulé par contrat qu’aucune femme ne pouvait coucher avec le metteur en scène durant le tournage) ! Le but de ces stratagèmes d’une autre époque ? Que le réel contamine non seulement le film, mais que le film transcende le réel ! L’équipe et les comédiens (aidés par certaines substances, il est vrai), construisirent El Topo dans un état de transe, l’achèvement du film étant devenu une quête en elle-même.

Premier film mexicain exploité à l’étranger, il devient le premier film diffusé exclusivement aux séances de minuit. Il tiendra six mois l’affiche du cinéma new-yorkais le « Elgin ». John Lennon décrète alors qu’El Topo est son film préféré. Une annonce qui assure au film une publicité sans faille dans les milieux artistiques, et lance la carrière internationale de Jodorowsky (La Montage Sacrée, son film suivant, sera financé par Allen Klein, l’ancien manager des Beatles, sous la pression de Lennon).  Depuis, Jodorowky a annoncé à plusieurs reprises son grand retour au cinéma avec une séquelle, Son of El Topo, retitré plus tard Abelcain, sans avoir parvenu jusqu’ici à réunir suffisamment de fonds pour lancer la production du projet.

La Montage Sacrée

Grâce à John Lennon et Yoko Ono, Jodorowsky se voit attribuer un budget pharaonique d’un million de dollars (alors le plus gros budget pour un film mexicain) pour réaliser chez lui (mais en anglais) La Montagne Sacrée en 1973. L’ambition de Jodorowsky sur ce nouveau projet est de réaliser un film entièrement « mystique ». Tandis qu’il écrit le scénario, le cinéaste va même jusqu’à passer un mois sous l’autorité d’un gourou pour se préparer au rôle de l’alchimiste qu’il interprétera dans le film.

Un homme ressemblant au Christ s’introduit dans une tour et y affronte un maître alchimiste. Après l’avoir vaincu, ce dernier lui fait parcourir les premières étapes d’une initiation, puis lui présente sept personnes qui font partie des puissants de ce monde, chacun d’entre eux étant associé à une planète (au sens astrologique). Ces hommes et ces femmes sont prêts à tout abandonner pour obtenir le secret de l’immortalité. Le maître leur a promis de les conduire jusqu’aux neuf sages qui le détiennent au sommet de la Montagne sacrée…

Impossible de rattacher La Montagne Sacrée à un genre cinématographique connu tant le film semble avancer selon ses propres règles pour nous fournir comme avec El Topo une expérience proche de la transe mystique. Le film est une véritable expérience, qui place également le spectateur dans une position d’initiation et enchaîne les idées et les symboles dans des compositions d’images d’une grande beauté. Des oiseaux qui sortent des plaies des étudiants massacrés, l’attaque des temples Mayas par les conquistadors rejouée par des iguanes et des crapauds, un défilé religieux brandissant des carcasses d’animaux crucifiés, La Montage Sacrée fourmille d’imagination à chaque plan. Les décors excessivement détaillés s’accumulent (comme ce crucifix constitué d’écrans de télévision, une idée reprise par Marilyn Manson dans un clip), l’ironie fait rage (comme ces tableaux abstraits produits à la chaîne par des hommes et des femmes, les fesses recouvertes de peinture, s’asseyant à tour de rôle sur la toile), et les partis pris de réalisation se succèdent avec courage. On citera à titre d’exemple le portrait de Neptune, dirigeant du pouvoir policier. Dans les séquences de massacres qui suivront, Jodorowsky décide de rendre visibles les trucages (comme les tubes projetant le sang artificiel). Le but est bien évidemment de travestir la violence pour mieux la rendre grotesque et dérisoire.

Le rendez-vous manqué : Dune

Dune, aujourd’hui film semi-culte de David Lynch, est dans les années 70 un roman culte jugé inadaptable au cinéma. Sorti en 63, il est au coeur de deux projets cinéma: l’un par Arthur P. Jacobs, le producteur de La Planète des Singes et l’autre par Patrick McGoohan (la série Le Prisonnier). Aucun des deux n’aboutira, le livre étant jugé trop compliqué, trop dense, maudit même dit-on. Grâce à l’aide du producteur français Jérôme Seydoux, Jodorowsky – alors en pleine période d’expérimentations de drogues – décide de porter à l’écran la lutte entre les Atréides et les Harkonnen pour l’épice, une substance mystique censée décupler les forces.

Jodo a pour ambition de retranscrire sur grand écran les effets de psychotropes et pour cela il voit grand : Jean « Moebius » Giraud H.R « Alien » Giger pour les dessins de préparation, Pink Floyd qui s’engage à livrer une BO sous forme de double album. Mais surtout la démesure vient du casting: Mick Jagger qui avait adoré El Topo; Salvador Dali en empereur qui demande un cachet de 100 000 dollars de l’heure (pour devenir l’acteur le mieux payé de l’histoire!!) et exige des toilettes en forme de dauphin; David Carradine et Alain Delon et bien sûr Orson Welles à qui l’on promet de faire venir le chef de son resto préféré sur le tournage!! Evidemment le projet se casse la gueule, non pas pour des raisons d’ego entre artistes mais pour des raisons financières, aucun studio américain ne voulant mettre la main à la poche pour une oeuvre aussi dantesque et à contre-courant. Le projet Dune est arrêté fin des années 70 et arrive jusqu’aux mains de Ridley Scott qui préfère se lancer dans son chef-d’oeuvre Blade Runner. Il faudra attendre 1984 pour voir sur grand écran l’adapation de Lynch, adaptation qui a largement consolé Jodorowsky « content parce que c’était mauvais. »

Un documentaire sur la génèse du projet était censé sortir pour la fin de l’année mais est toujours bloqué, notamment par la veuve de Moebius. Affaire à suivre…

A 84 ans, Alejandro Jodorowsky revient avec son roman La Danza de la Realidad, un film-somme hanté par la mort, l’ambiguïté, le doute et la virilité, aux effets spéciaux poétiques et à la musique mélancolique.

Conformément au livre, l’artiste y raconte sa vie comme une rêverie, écrit les dialogues comme des poèmes, fait des autocitations (les enterrements d’animaux, la sanctification et la crise mystique d’El Topo), fouille les zones d’ombre (inceste, pacte avec le nazisme au Chili), organise des séquences surréalistes à se tordre de rire, s’autorise des audaces comme on en voyait au cinéma dans les années 70.

Jodorowsky convie les beaux, les moches, les enfants, les travestis, les monstres, les nazis, les Sisyphe, les chiens, les illuminés pour faire une sorte de film-ultime. Le film de sa vie, terriblement beau, ivre de liberté et rétif à tout compromis, extrême et excessif comme son auteur.

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