La quatrième de couverture file la métaphore :
« matrice », « libérer une matière »,
« gestation », « passage vers l’extérieur », « premier
corps d’écriture ». Ce livre est celui d’une parturiente qui accouche
d’une matière verbale progressivement grossie et portée dans l’ombre, si ce
n’est cachée. Déni de grossesse, déni d’écriture ? Certes non. Et pourtant
il y a quelque chose d’un secret dérobé, d’une pratique clandestine, conduite
jour après jour, années après années, que cette publication délivre justement.
La surface est peut-être cette page qui retient, capte et dispose certains
fragments d’écriture qui, jusque-là solitaires, vont certainement trouver leurs
lecteurs et parents adoptifs : des yeux attentifs pour lesquels se
recomposer, s’affirmer, se distinguer.
En ce temps-là, donc, l’écriture était jeune sans innocence, et la vie n’avait
pas encore trouvé son visage. La petite fille aux allumettes brûlait
intégralement son présent : « Debout au milieu de la véranda
j’écoutais en silence le crépitement de la neige. Je grappillais des boules en
regardant mes doigts. Quelques allumettes flambaient. Seule dans ma chambre
froide, je confectionnais des poèmes indestructibles que j’offrais en guise de
couronnes mortuaires. »
Douze textes écrits entre 2003 et 2009 sont regroupés : des stations, des
arrêts sur image, douze « Voix » qui, accompagnées d’un lieu et d’une
date, dessinent le parcours d’un timbre, la tentative d’une restitution, le
désir d’une apparition. Blocs de prose, fragments, vers, esquisses de récits,
brouillons sauvés de la poubelle aux papiers racontent l’expérience qui conduit
l’enfant à trouver sa parole au sein d’un cadre toujours prédéfini, que ce soit
par les parents, l’école, la littérature, l’Histoire, autant d’institutions qui
font tenir droit un corps-esprit dont il faudrait pouvoir cependant préserver
la souplesse et la vivacité, la lenteur comme la précipitation. On ne parle
jamais en liberté, on n’est jamais entièrement dégagé pour parler. C’est à
partir de la nécessité et de la loi, de la rigueur et de la grammaire que le
sujet met au point sa syntaxe et son rythme, et pratique sa vérité — ou,
dit autrement, façonne sa liberté pratique : « Détacher des mots de
temps en temps, le temps que les lettres reviennent. Ne plus se soucier des
compléments d’objets. N’espérer que des verbes intransitifs, des actions
solitaires. Des verbes intransigeants, indépendants et irréguliers, tenus
fragiles au bord de la phrase. Des verbes avec du blanc après, le grand blanc
qui recouvrait chaque année le pays tout entier, celui où l’on vivait bien
malgré nous ». Une vérité à entendre comme authenticité : non pas
coller à un modèle, ni retrouver un schéma ordonné. Non pas dévoiler ou
dé-couvrir : mais plutôt briser, casser, rompre ce que l’on a lu, aimé,
appris, admiré ou entendu. Chercher sa phrase dans la coupure des mots, entre
les syllabes, sur la respiration de chaque silence. Multiplier les pauses,
creuser le vide. Observer les pièces du puzzle, accepter d’en égarer
quelques-unes et de livrer un paysage incertain. Écouter. Renoncer. Tenter,
expérimenter. Jeter, garder, isoler. Petit à petit donc, depuis l’intérieur,
quelque chose se dépasse et se dépose à la surface (vers la main, la bouche
sous la lumière) : quelques lettres assemblées, tout un monde qui ne pèse
rien, et cependant dit la gravité d’une pensée. La forme d’un songe, la
conduite d’un rêve, ou le transport d’un cauchemar : « je est survenu
d’avant connaître qu’il n’a rien pris de la nudité à l’extérieur de soi ».
C’est déjà l’aube, et les mondes intérieurs comme extérieurs offrent une nudité
que l’écriture peut accompagner de tout le trouble des nuances, du vague et de
l’obsession, de l’excès et de l’attention. Chance et incertitude, certitude et
malchance : un cadre pour que la vie renoue avec le vif du sujet.
En ce temps-ci, l’écriture travaille le visage de la durée, le temps d’une
surface, ce reflet des possibles.
[Anne Malaprade]
Dorothée Volut, A la surface, Eric
Pesty éditeur, 2013, 94 p., 13 euros.