Les Damnés- La lignée des Petrova- Chapitre 15

Depuis la fenêtre de la chambre de Maïa, Elijah regardait, par delà le muret d’enceinte de la propriété, la silhouette de Noura postée depuis de longues minutes déjà sur le bord de la route.  Le regard fixé sur l’horizon dans l’espoir de voir apparaître Klaus et Ivan, la jeune femme ne prenait même pas garde à  la nuit qui s’abattait rapidement sur la campagne blanchie et figée par le froid. Depuis le départ de Noah, Elijah avait repoussé sans cesse le moment de lui faire part de ses doutes au sujet du sorcier. Il  se doutait qu’elle ne se laisserait pas si facilement convaincre et que, la connaissant, la discussion virait tôt ou tard à la confrontation. D’un autre côté, il devait bien admettre que, compte tenu de tout ce qui venait à nouveau de  tomber sur le dos de cette famille, le moment n’était pas vraiment idéal pour ajouter encore un problème  à la confusion générale.

L’originel soupira de lassitude devant les perspectives peu réjouissantes qui se présentaient à lui et jeta par-dessus son épaule un regard vers Maïa assoupie dans son lit. Bien que la potion que Noura lui avait administrée quelques heures plus tôt l’eût apaisée, le visage de jeune femme gardait une pâleur inquiétante. Milan, les traits tirés  par la fatigue et l’angoisse, n’avait pas quitté une seconde son chevet. Assis à ses côtés, il couvait sa fille du regard, guettant  la moindre crispation sur son visage et reproduisait inconsciemment chacune d’entre elles. De temps à autre, il tournait la tête vers le vampire posté devant la fenêtre. A sa question muette, Elijah répondait par un signe de dénégation pour lui signifier qu’Ivan et Klaus n’étaient toujours pas en vue.

Certes, le moment n’était vraiment pas bien choisi mais Elijah ne pouvait plus le repousser davantage. Plus il analysait les différents événements qui s’étaient succédé depuis le réveil de Viktor plus ses doutes se muaient en certitudes et il ne pouvait plus se défiler. Il inspira profondément avant de se détacher de la fenêtre et de sortir en silence de la chambre.

Dehors, le froid était mordant et un vent glacial s’était brusquement levé. Elijah s’approcha doucement de la jeune femme qui, bien qu’elle eût perçu la présence du vampire derrière elle, ne se retourna pas. L’originel hésita un instant avant de s’approcher davantage pour déposer délicatement sa cape sur ses épaules. Cette attention parfaitement inutile le fit sourire. Après  tout ce qui s’était passé, il avait encore parfois du mal à la considérer comme une immortelle. Surtout lorsque, comme à cet instant, elle lui paraissait si désemparée.  Mais il ne se faisait aucune illusion sur cette apparente fragilité: il savait parfaitement qu’en moins de quelques minutes, elle pouvait lui offrir un tout autre visage.  Elle avait gardé malgré sa transformation et les années cette spontanéité qui, il devait bien l’admettre, le désarçonnait toujours autant, lui qui était tout l’opposé. C’était sans doute ce qui le séduisait le plus chez cette femme qui avait le don de le pousser dans ses retranchements et ne masquait jamais ce qu’elle ressentait. Et l’idée que quelqu’un puisse, sous son nez, se servir de ce trait de caractère pour tenter de la manipuler, le mettait littéralement hors de lui.

Il avait laissé ses mains s’attarder sur ses épaules. Elle ne s’était pas retournée mais s’était laissée aller contre lui sans détacher son regard de la route.

- Ils devraient être de retour, murmura-t-elle d’une voix qui trahissait son inquiétude.

-On ne sait pas depuis combien de temps Ivan était parti. Il a pu parcourir une sacrée distance et Klaus ne connait pas les environs. Mais il le retrouvera, ne t’inquiète pas, tenta-t-il de la rassurer en l’enlaçant.

- C’est de ma faute, j’aurais dû me douter qu’il suivrait Noah. Je n’aurais jamais pas dû le laisser partir sur les routes en sachant Viktor dans les parages.

Elijah ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel, consterné par l’aveuglement de la jeune femme. La tâche allait s’avérer plus difficile que prévu. Le tout était de faire preuve de tact et de finesse pour, premièrement, éviter de passer pour un type jaloux (ce qu’il était incontestablement mais elle n’avait aucunement besoin de s’en rendre compte) et deuxièmement  pour éviter de la braquer définitivement et la pousser un peu plus vers l’autre. Inutile de préciser que c’était perdu d’avance et dès sa première remarque, Elijah en eut la confirmation :

- Depuis combien de temps le connais-tu ? demanda-t-il sur un ton le plus détaché possible.

Elle s’écarta aussitôt de son étreinte et se retourna brusquement vers lui pour le dévisager avec un air soupçonneux.

- Tu le sais très bien puisque tu as passé la nuit dernière à comploter dans mon dos avec Maïa. Tu as manifestement quelque chose à me dire depuis qu’il est parti alors ne tourne pas autour du pot!

Elijah pinça les lèvres autant agacé par le ton qu’elle employait que d’être démasqué aussi facilement.

-  Je n’ai pas confiance en cet homme.

- Vraiment ? Comme c’est étonnant, ironisa Noura en croisant les bras comme pour narguer le vampire. Et je suppose que tu as des raisons complètement objectives…

Il expira bruyamment d’exaspération et se lança :

-D’après Maïa, les ennuis d’Ivan ont commencé à s’aggraver il y a deux mois environ. Ce qui correspond à peu près à son arrivée. Et je suis persuadé que s’il est parti aujourd’hui  rejoindre Noah, ce n’est pas anodin : il lui a certainement demandé de l’accompagner en sachant pertinemment ce qui allait se passer.

Noura attendit une suite qui ne vint pas. Elle haussa les sourcils et le provoqua :

- Et c’est tout ce que tu as pour me convaincre ? Les intuitions de ma fouineuse de nièce et les frasques de notre neveu ?

- Non ce n’est pas tout, commença l’originel dont le visage était devenu soudain plus grave. Son arrivée correspond également au moment où Viktor a été réveillé.

Interloquée, Noura écarquilla les yeux et mit quelques secondes à comprendre où il voulait en venir :

- Tu n’es pas sérieux ? Tu n’es pas en train d’insinuer que Noah serait lié d’une quelconque manière à ton père ?

Le silence éloquent d’Elijah lui fit perdre définitivement patience.

- Non mais pour qui te prends-tu ? s’emporta-t-elle. Tu te permets de porter des jugements sur quelqu’un que tu ne connais même pas….

- Toi non plus tu ne le connais pas ! l’interrompit-il excédé. Qu’est-ce que tu sais de lui ? D’où vient-il ? Pourquoi est-il venu s’installer ici ? Pourquoi s’intéresse-t-il autant à ta famille ?…

- Ça suffit ! J’en ai assez entendu ! décréta-t-elle  hors d’elle avant de s’éloigner dans un envol de jupons et d’un pas vif malgré la neige accumulée dans la cour.

Mais Elijah n’était pas disposé à la laisser s’en tirer de cette manière. Il lui emboîta le pas et l’intercepta avant qu’elle n’ait mis un pied sur le perron. Il l’agrippa fermement par le bras pour l’entrainer dans l’une des dépendances de la propriété avant qu’elle n’ait eu le temps de protester. Pour le tact et la finesse, il verrait plus tard pour le moment elle devait entendre ce qu’il avait à lui dire. Il en allait de leur sécurité à tous. Poussée sans ménagement dans la grange, elle s’apprêtait  à se rebiffer et lui faire payer son geste mais le fracas de la porte qu’Elijah venait de refermer rageusement derrière eux l’en dissuada. Si elle estima, à juste titre,  inappropriée toute riposte physique, elle ne put malgré tout empêcher sa langue de faire des siennes :

- Bravo… L’espace d’une seconde, j’ai presque eu l’impression de me trouver en compagnie de ton frère. Belle imitation. C’est de cette manière que tu comptes me convaincre ? lâcha-t-elle à la fois furieuse mais pas vraiment rassurée par le regard noir que l’originel lui adressait.

Elijah inspira profondément pour retrouver son calme avant de reprendre  beaucoup plus posément :

- Tu savais où nous avions caché le corps de Viktor ?

Surprise par le changement de ton, Noura mit quelques secondes avant de répondre à cette simple question et se contenta  de secouer la tête de gauche à droite.

- C’est assez logique, nous n’allions pas colporter l’information aux quatre coins du pays comme tu t’en doutes. Nous n’étions que trois à le savoir, Klaus, moi et une sorcière qui nous a aidés à protéger l’accès de la grotte par un sort pour éviter toute intrusion. Il y a environ trois mois, cette dernière est entrée en contact avec nous pour nous prévenir qu’un homme était à ses trousses pour qu’elle lui révèle l’endroit où était notre père. Le temps que nous arrivions sur place, il était trop tard. Nous avons retrouvé son corps chez elle. On l’avait poignardée. Mes frères auraient sans aucun doute choisi une autre méthode.

Le visage de Noura se crispa. Elle commençait à comprendre où il voulait en venir et n’aimait pas du tout la tournure que cela prenait. Elle voulut contester une fois de plus :

- Ça peut être…

- Je n’ai pas terminé, la coupa sèchement Elijah. Lorsque nous sommes arrivés à la grotte, le sort avait été levé et Viktor avait disparu. Nous avons dû faire appel à d’autres sorcières pour qu’elles nous aident à le localiser. Et c’est ce qu’elles ont fait : elles nous ont conduits tout droit ici. Alors maintenant, Noura, les questions auxquelles j’aimerais que tu répondes sont : comment se fait-il que Noah ait su que Viktor se trouvait dans les montagnes ? Et surtout comment se fait-il qu’il lui soit impossible de les localiser alors que d’autres n’ont eu aucune difficulté à le faire ?

La jeune femme se troubla. Elle refusait d’y croire par fierté sans doute même si elle recommençait à entendre cette petite voix qui l’avait poussée à garder ces distances avec cet homme mais à qui elle avait sommé de se taire au fil des semaines.

- C’est grotesque. Ça n’a aucun sens, s’entêta-t-elle.

Elijah, excédé et à bout d’arguments, s’emporta à nouveau :

- Est-ce que tu tiens à ce type au point d’en devenir aveugle et stupide ? Qu’est-ce qu’il a bien pu faire ou dire pour que tu lui accordes autant de crédit et que tu prennes sa défense malgré tout ce que je viens de te dire ?

Noura s’approcha du vampire pour planter son regard sombre dans le sien avant de répondre :

-  Tu es parti ce matin-là comme si la nuit que nous venions de passer ensemble ne comptait pas. Tu es ici devant moi aujourd’hui complètement par hasard. Tu as emmené avec toi l’homme qui a brisé ma vie. Vous vous installez en maîtres dans ma maison, m’abreuves de reproches depuis hier, tu remets en cause tous mes choix et tu voudrais que sur tes belles paroles, j’oublie que Noah a toujours été là pour me soutenir et m’écouter. Lui, il était là quand j’avais besoin de lui. Et toi, Elijah, où étais-tu quand j’avais besoin de toi ?

Elijah se prit les reproches en pleine figure, ce qui eut pour effet de calmer aussitôt sa colère et de faire remonter sa culpabilité. Elle s’apprêtait à couper court à la discussion et se dirigeait déjà vers la porte lorsqu’il reprit à nouveau :

- J’ai été obligé de partir, avoua-t-il.

Il ne savait si lui révéler la vérité à ce moment précis était une idée judicieuse mais peu lui importait : elle lui pesait depuis trop longtemps.

Noura se figea et l’interrogea du regard.

- Klaus avait accepté de te rendre le grimoire uniquement si je partais avec lui, reprit-il en fuyant le regard de la jeune femme. Et puis contrairement à ce que tu penses, la mort d’Anya l’avait réellement affecté…. et aujourd’hui encore même s’il ne l’admettra jamais. Je ne pouvais pas le laisser le seul. Toi, tu avais ta famille auprès de toi, pas lui.

La gorge de Noura se noua. Elle ne s’attendait pas à ce genre de confession. Elle avait toujours considéré son départ comme une trahison de sa part maintenant elle n’était plus sûre de rien.

Un silence pesant s’abattit entre eux.

- Tu aurais pu revenir, hasarda-t-elle finalement d’une voix étranglée.

- Je l’ai fait. Un an après notre départ, je vous ai retrouvés dans un petit village près de la frontière nord. Je suis allé jusque dans cette ferme où vous vous étiez installés. Ce jour-là, tu étais dehors avec les enfants. On entendait leurs éclats de rires jusque sur la route. Je vous ai regardés un long moment mais je ne me suis pas senti le droit de faire irruption dans vos vies de cette manière. Tu me manquais terriblement mais je n’avais pas ma place dans ce tableau familial.

Elijah se détourna, peu habitué à ce genre de confession, il aurait volontiers voulu se désintégrer sur place. Noura, quant à elle, était en pleine confusion. Elle ne savait pas si elle devait se réjouir ou non de ce qu’elle venait d’apprendre. Une chose, en revanche, était certaine : si elle avait encore l’ombre d’un doute au sujet de ses sentiments pour cet homme, elle n’en avait désormais plus. Elle tenta de se ressaisir et essuya les larmes qu’elle n’avait pas réussi à retenir avant de s’approcher du vampire qui gardait obstinément la tête baissée.

- Avec un ou deux coups de pinceaux supplémentaires, j’aurais peut-être pu te faire une  place dans ce tableau si tu n’avais pas pris la décision à ma place comme tu le fais toujours, reprit-elle. Une… toute petite place….quelque part entre la niche du chien et l’enclos de notre mule.

Elijah haussa un sourcil et releva la tête pour faire face au sourire malicieux qui s’était dessiné sur les lèvres de la jeune femme.

- Tu n’es qu’une petite peste, lâcha-t-il mi blasé, mi amusé en encadrant son visage de ses deux mains.

- Et toi un rabat-joie, répondit-elle en plaquant fougueusement ses lèvres sur les siennes.