Cette belle exposition présentée cet été à la Maison rouge, capte notre attention et nous captive, en traitant du sujet de la scène culturelle et artistique de Johannesburg. C’est avec finesse qu’elle nous entraine dans cette ville “périphérique”, et dont la présentation d’inscrit dans un cycle d’expositions dédié à ce thème (avant elle en 2011, la ville de Manitoba).
Ainsi donc au fil d’une scénographie variée, accompagné “journal” plutôt complet, distribué à l’entrée, nous découvrons les créations de plus de 40 artistes de la scène artistique (depuis 3 générations). Une exposition très complète et longue, dans laquelle le visiteur est cependant libre de son rythme et du temps qu’il consacre à chaque artiste.
C’est avec délicatesse que l’on part en Afrique du Sud, et avec force que l’on voit les premières images de la ville. Car c’est par le Ponte City que l’on commence à apercevoir Johannesburg, du haut de ses 54 étages. Cet immeuble construit en 1976 est la plus haute habitation d’Afrique, et c’est en ces qualités qu’il est devenu le symbole du centre-ville. Hébergeant à l’origine la classe moyenne blanche, désormais exilée dans les banlieues nord, plus sûres, le bâtiment, en mauvais état, a accueilli depuis 2007, une nouvelle classe moyenne noire.
Alors que le bâtiment est en rénovation, deux artistes Mikhael Subotzky et Patrick Waterhouse, l’imaginent comme sujet d’un projet de photo documentaire. A ce moment, les promoteurs désossait l’immeuble en vidant le contenu des appartements dans l’espace central. La taille titanesque de l’édifice force les artistes à procéder avec méthode, le photographiant de haut en bas, passant en revue chaque étage et chaque appartement. C’est donc de ce travail de patience, au cours duquel les photographes ont fait du porte à porte, pour exposer leur projet aux habitants et en prenant leur foyer en photo, que leur reportage donne à voir une formidable mosaïque de lieu de vie, mis en perspective dans la ville. Cette vision précise du bâtiment donne à voir l’histoire de la ville, et la ville elle-même comme si nous y habitions. La scénographie intelligente juxtapose les images, ces scènes vues depuis les fenêtres du Ponte City, dessinant presque l’immeuble sur le premier pan de mur.
Le reportage donne à voir la destruction et la décrépitude urbaine, le mélange d’une architecture moderne et de logements précaire, ou la présence presque choquante des marques qui semblent gouverner la ville.
Ainsi donc nous convenons du qualificatif que l’on doit à Achille Mbembe (historien et chercheur en sciences sociales) qui dit de Johannesburg qu’elle est “une mégalopole insaisissable”.
Avec plus de 6 millions d’habitants, des townships environnants (dont Soweso, le plus connu), elle est composée d’un maillage de quartiers hétéroclites, des plus distingués, aux espaces les plus défavorisés, dans lesquels on ne concevrait même pas de vivre. Mais l’activité artistique est dynamique, et elle est soutenue par un réseau actif de structures privées et publiques. Les galeries d’art diffusent le travail des artistes, les foires comme la Joburg Art Fair (foire annuelle d’art contemporain) connaissent un joli succès, tandis que les institutions publiques ou semi-publiques contribuent à cet élan et font de la ville un lieu important pour l’art contemporain africain.
Loin de rendre compte de l’exhaustivité et de la richesse de cette belle exposition, je ne mentionnerai ici que quelques oeuvres et quelques artistes qui ont particulièrement retenu mon attention.
C’est devant la vidéo Flyover : an ethnography, de Zen Marie, que je suis restée à observer la vie d’un groupe de personnes vivant difficilement sous le pont autoroutier gigantesque, leur vie à tout instant par sa vétusté. L’artiste propose d’observer par le prisme de de cette rotonde autour du centre ville de Joburg, la vie en périphérie. A la manière d’un chercheur, elle mêle les points de vue des habitants, des routiers, et des experts qui parlent à la fois de la dangerosité de la route et du délabrement du pont qui menace de s’effondrer. Les témoignages poignants livrent une vision effrayante de cet ouvrage : les routiers en parlent comme une route impossible que l’on ne peut se représenter si on ne l’a pas empruntée une fois. Les sans-abris eux détaillent les faiblesses du pont au dessus de leurs têtes, ses trous qui déversent l’eau de pluie en cascades lors des averses, et surtout le bruit qui ne leur laisse pas de moment de paix. Peu à peu nous envisageons la vie de ce groupe de personnes, à mesure que cette mère de famille épuisée décrit leur quotidien, dans cet espace périphérique et interstitiel. Un point de vue plus objectif et analytique d’experts complète l’ensemble.
Face à la vidéo, une série de photos de différents photographes trouve place, dépeignant des fragment de vie saisis dans la ville.
David Goldblatt, est un des photographes majeurs d’Afrique du Sud, et un des plus connus. Ses images illustrent près de soixante ans de l’histoire de son pays. En 1989, il crée le Market Photo Workshop, une école de photographie qui offre une formation à ce qui ne peux accéder à un enseignement académique pour des raisons sociales ou raciales. On découvre ainsi ici l’oeuvre la plus ancienne de l’exposition, intitulée A new shack under construction, 1990, et elle explore le lien entre les individus et les structures de vie, celles qu’ils habitent, quelle que soit leur forme (du shack primaire au lotissement sécurisé à outrance).
Nous découvrons aussi la série “femmes invisibles” de Sabelo Mhlangeni, formé au Market Photo Workshop. Pour la réaliser le photographe a suivi pendant huit mois les balayeuses des rues, qui travaillent la nuit, partageant leur quotidien, mettant en lumière leur activité.
A travers ces photographies, nous plongeons dans la ville, en percevant la vie incessante et insoupçonnée. Guy Tillim complète le tableau avec sa série sur Joburg de 2004, qui saisit la réalité sociale du centre-ville. Déserté par les Blancs dans les années 1990 et investi par la population pauvre.
Il s’installe alors dans un appartement d’une des tours qui tombe en ruine dans le quartier de Hillbrow. Il parvient alors à saisir des instants où la beauté trouve place dans une réalité insupportable.
Plus loin, au milieu des installations, les portraits très particuliers de Kudzanai Chiurai (originaire du Zimbabwe), bousculent le représentations en se réappropriant les codes esthétiques du pouvoir politique. Il réinvente alors avec humour un gouvernement d’un Etat africain imaginaire, en prenant en photo ses jeunes membres, dans un accoutrement exubérant et évidemment parodique. Plus encore, la vidéo qui m’a hypnotisée littéralement, Iyeza, mêle l’iconographie religieuse, artistique, et les codes actuels graphiques, avec la réalité de l’histoire du pays. Les images se meuvent très lentement, dévoilant les actes des différents personnages, créant des luttes et des meurtres, dans un décor qui fait penser à la Cène. Vision allégorique du pays, cette vidéo captive par la force de son message.
Au sous-sol, une sélection de photos de jeunes photographes du Market Photo Workshop est présentée. Appartenant à la génération “née libre”, ils savent que leur présent est conditionné par l’histoire de leur pays et par les injustices du passé, et ils réfléchissent leur environnement en connaissance de cause.
Ils s’engagent d’ailleurs fortement dans les transformations de leur société. Ils parviennent à montrer sa mutation progressive en captant des images au fil de la différence de démarches qu’ils adoptent. Akona Kenqu pose ainsi un regard attentif sur la jeunesse noire de Soweto, et observe un petit groupe d’individus que sont les skaters.
Musa Nxumalo cherche à communiquer un message, une histoire, un sens à sa série.
Dans les séries de Madoda Mkhobeni et Romaen Tiffin, on lit l’appartenance au photo-journalisme, avec des images qui résument une situation souvent difficile et violente.
On lit dans leur images les différences dans l’approche photographie, tantôt documentaire ou tantôt esthétique, qui traversent leurs images.
Enfin, les photographes qui m’ont marquée sont Jerry Gaegane et Mack Magagane, qui parviennent à mêler l’espace public et l’espace privé, en des images composées qui reflète leur regard avisé. Jerry Gaegane saisit les foyers surpeuplés pour les travailleurs migrants, les pièces de vies, les chambres vides, pour montrer des compositions qui traduisent leur quotidien.
Dans les photos de Mack Magagane, on traverse la ville la nuit, apercevant au fil des rues, sous la lumière artificielle, des scènes de vie qui passent en général inaperçue et une beauté particulière.
L’exposition dénombre aussi beaucoup d’installations remarquables, des petites figurines naturalistes de Johannes Segogela, mises en scène dans des situations comme avec l’équipe nationale de foot, ou la très belle sculpture faite d’enchevêtrement de bois de Serge Alain Nitegeka. Obstacle II est une structure qui fait référence à la poétique du déplacement. Marqué par son expérience personnelle, exilé du Burundi et réfugié successivement au Congo, puis au Kenya, avant de s’installer en Afrique du Sud, il aborde les notions de fractures, de survie lors de l’émigration forcée, ou d’adaptation.
La ville de Joburg a subit les conséquences de la ségrégation instaurée par le régime de l’apartheid, notamment la sécurisation à outrance des espaces. Security de Jane Alexander évoque ainsi un espace délimité, protégé et défendu par du fil barbelé, laissant au visiteur le soin d’imaginer s’il s’agit d’un camp militaire, d’une frontière, ou d’un entrepôt industriel.
Sur le même thème de la barrière, l’oeuvre de Dineo Bapape, s’installe entre deux espaces. Fragile et précieuse, elle est faite avec des colliers. Queen of necklace évoque le glamour mais en s’y approchant un peu, on aperçoit d’étranges breloques, outils suggérant une violence latente (pied de biche, aiguilles etc…). Enfin l’installation de Mary Sibande met en scène le personnage de Sophie, servante noire. Elle rend ainsi hommage aux femmes de sa famille, étant elle-même fille et petite-fille de domestiques. Forme cathartique, Sophie empli l’espace, dans une attitude pieuse, habillée avec le vêtement traditionnel des servantes de religion sionniste.
Un véritable voyage au coeur de Joburg et sur la scène artistique contemporaine du Sud de l’Afrique.
A voir :
My Joburg
A la Maison Rouge
10 boulevard de la Bastille
75012 Paris