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« Rien », d’Emmanuel Venet, beau roman des illusions perdues

Publié le 17 septembre 2013 par Savatier

« Rien », d’Emmanuel Venet, beau roman des illusions perduesLa rentrée littéraire présente une fois encore plusieurs centaines de titres aux contenus inégaux, parmi lesquels le lecteur peine à faire son choix. Cependant, quelques textes émergent de cette marée éditoriale, au premier rang desquels s'inscrit un roman d'Emmanuel Venet intitulé Rien (Verdier, 128 pages, 14 €).

Emmanuel Venet ne fait pas partie de ces écrivains qui, avec une régularité d'horloge, publient un livre annuel (souvent médiocre), se précipitent devant chaque micro tendu pour assurer leur promotion, ont un avis sur tout et affichent leur profil de pétionnaires compulsifs à la plus modeste occasion pour se donner l'illusion d'exister. Ce psychiatre lyonnais, discret et sensible, publie peu ; en cela, il rejoint le club très fermé des auteurs de qualité, tel Guy Dupré avec lequel il partage un autre point commun, celui d'une écriture magnifiquement ciselée qui le distingue de la plupart de ses contemporains.

Dans la mesure où ses précédents ouvrages se classaient dans le genre du récit, Rien est de facto son premier roman. Pour autant, sans doute parce que l'auteur n'écrit qu'au terme d'une lente maturation, il ne souffre pas des faiblesses habituellement rencontrées dans cette catégorie. Le livre surprendra peut-être d'un point de vue formel, puisqu'il offre, de la première à la dernière page, un texte dense d'un seul tenant, sans chapitre ni paragraphe. Ce choix hardi - qui s'inscrit aussi dans la performance - ne devra cependant pas effrayer le lecteur qui découvrira avec bonheur, ligne après ligne, une dimension littéraire devenue trop rare.

L'histoire pourrait sembler simple : un musicologue invite sa compagne Agnès à fêter le vingtième anniversaire de leur rencontre au Negresco, le célèbre palace niçois. Cet anniversaire lui sert de prétexte pour lui signifier " [s]on désir de pacification et [s]a volonté de réparer ce qui peut l'être d'un lien érodé par si longtemps de vie commune. " Ni l'hôtel, ni l'étage n'ont été choisis au hasard : le narrateur suit les traces d'un musicien de troisième ordre de la Belle Epoque, Jean-Germain Gaucher (auquel il consacra sa thèse, " un essai, un roman et l'appareil critique accompagnant ses écrits "), lequel séjourna dans la chambre 13, aujourd'hui disparue avec une soprano vaguement sulfureuse, Marthe Lambert.

Après une étreinte au cours de laquelle, confie le narrateur, Agnès " répondait à [s]on désir prudent par un consentement sans ardeur ", celle-ci lui pose une " question qu'on dirait tirée d'un mauvais film " : " A quoi penses-tu ? ". La réponse, tout aussi banale, fermera le livre : " A rien ". Dans l'intervalle, les pensées du musicologue auront effectué un voyage dans le temps, qui le conduira sur les traces de Gaucher, cet artiste malchanceux, velléitaire, victime d'un " manque d'ambition et de confiance en soi ", dont la vie se ponctua d'une longue succession d'échecs. Echecs professionnels, puisqu'il galvauda sciemment son talent en composant des rengaines de bastringue pour un cabaret de Pigalle et ne put jamais mener à bien l'œuvre classique dont il rêvait ; échecs amoureux illustrés par un mariage désastreux avec une très petite bourgeoise " austère comme une allégorie de la tempérance " dont l'horizon se limitait à tenir une mercerie, des liaisons aussi hasardeuses qu'éphémères et une passion avortée.

« Rien », d’Emmanuel Venet, beau roman des illusions perdues
Emmanuel Venet donne à son héros (ou son anti-héros, si l'on préfère) une consistance et une crédibilité si solides que le lecteur se prendra peut-être à aller chercher, sur Internet, une fiche biographique ou une musicographie le concernant. Gaucher n'appartient, cependant, qu'à la fiction. Une fiction qui, finalement, offre à l'auteur un habile prétexte pour nous proposer plusieurs réflexions teintées d'une ironie toujours bienvenue. Il y parvient d'autant mieux qu'il sait éviter l'écueil sur lequel un débutant se serait échoué en agrémentant forcément sa narration de couleur locale. Le sujet s'y prêtait pourtant : que n'a-t-on pas écrit sur le Montmartre de la Belle Epoque, ses peintres, ses filles, son French cancan, son Moulin rouge où touristes, gogos et bourgeois encanaillés se retrouvaient pour quelques frissons illusoires. Or, aucun décor en stuc, aucune plume d'autruche, aucun notable en goguette ne viennent polluer ce récit d'illusions perdues.

Rien interroge, avec subtilité, le lecteur sur le couple, ses enjeux, ses frustrations, sur l'amour, dont Lacan avait dit " c'est donner ce qu'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas " et auquel l'auteur fait écho en mettant en doute " le mythe de l'amour inaltérable et le droit de ne pas entendre Eros dans érosion. "

Jean-Germain Gaucher n'est pas le seul à illustrer ce propos : le narrateur, n'éprouve pas fortuitement pour le compositeur un vrai sentiment de " fraternité " (un mot rare en littérature depuis Romain Gary !) ; il croise leurs deux destins pour mettre en lumière quelques points d'identification évidents. Le roman soulève aussi le sujet du suicide, à travers l'ultime énigme de la vie de Gaucher qui succombera écrasé sous son piano dans un escalier, sans qu'il soit possible d'attribuer l'événement à un accident ou à un choix délibéré. Enfin, Emmanuel Venet aborde sans concession la question épineuse de la création : " En matière d'art, non seulement il n'y a rien à attendre de l'altruisme ni de la sollicitude, mais les vertus cardinales s'appellent orgueil et égocentrisme. [...] Jean-Germain Gaucher se leurre lorsqu'il regrette de n'avoir pas appris la muflerie plutôt que le violon : c'est les deux en même temps qu'il faut maîtriser pour devenir un grand musicien. "

Pour un premier roman, Rien s'impose comme une vraie réussite. Le plaisir qu'on prend à le lire en porte témoignage. Et l'on ne serait guère surpris de le voir figurer cet automne sur les listes de quelques prix littéraires. Il le mérite.

Illustration : Emmanuel Venet, photographie.

« Rien », d’Emmanuel Venet, beau roman des illusions perdues

À propos de T.Savatier

Ecrivain, historien, passionné d'art et de littérature, mais aussi consultant en intelligence économique et en management interculturel... Curieux mélange de genres qui, cependant, communiquent par de multiples passerelles. J'ai emprunté aux mémoires de Gaston Ferdière le titre de ce blog parce que les artistes, c'est bien connu, sont presque toujours de mauvaises fréquentations... Livres publiés : Théophile Gautier, Lettres à la Présidente et poésies érotiques, Honoré Campion, 2002 Une femme trop gaie, biographie d'un amour de Baudelaire, CNRS Editions, 2003 L'Origine du monde, histoire d'un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, 2006 Courbet e l'origine del mondo. Storia di un quadro scandaloso, Medusa edizioni, 2008


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