Le Professeur Yves Jegouzo remet aujourd'hui à la Garde des Sceaux un rapport intitulé : "Pour la réparation du préjudice écologique". Un rapport qui constitue un éclairage très utile pour le législateur mais fait montre d'une grande prudence à l'endroit du préjudice écologique qu'il s'emploie à encadrer.
De manière générale, ce rapport donne le sentiment de la prudence, de vouloir surtout encadrer la portée du préjudice écologique par, notamment, la création d'un régime juridique spécifique (titulaires de l'action prédéterminés, prescription spécifique voire Juge spécialisé).
On regrettera que plusieurs questions dont le traitement conditionne l'avenir du préjudice écologique ne soient qu'abordées, sans doute par manque de temps, la compétence des auteurs ne faisant absolument aucun doute. Il en va ainsi des conditions d'évaluation économique du préjudice qui ne peut se réduire à une réforme de l'expertise. A l'inverse, le rapport globalise le problème posé en proposant une haute autorité environnementale ou un fonds de réparation environnementale dont les fonctions et contenus sont trop rapidement esquissés.
Sur le fond, l'option retenue par les auteurs du rapport prête à discussion. Elle consiste à décrire de manière détaillée le régime juridique applicable au préjudice écologique. Une autre option consistait à laisser une plus grande part à la jurisprudence dans le travail de diffusion de ce nouvel instrument.
Les dix propositions du rapport Jegouzo sont les suivantes :
proposition n° 1 : définir le préjudice écologique et créer un régime de réparation du dommage environnemental dans le code civil
proposition n° 2 : renforcer la prévention des dommages environnementaux
proposition n° 3 : élargir l’action en réparation des dommages environnementaux
proposition n° 4 : créer une haute autorité environnementale
proposition n° 5 : prévoir des règles de prescription spécifiques
proposition n° 6 : spécialiser le juge de la réparation du dommage environnemental
proposition n° 7 : créer les conditions d’une expertise spécialisée et indépendante en matière environnementale
proposition n° 8 : consacrer le principe de la réparation en nature du préjudice écologique
proposition n° 9 : créer un fonds de réparation environnementale
proposition n° 10 : consacrer l’amende civile
Ce rapport constitue une contribution intéressante au débat sur le préjudice écologique et devrait éclairer les parlementaires qui vont prochainement, soit reprendre la discussion de la proposition du sénateur Retailleau, soit examiner un nouveau projet de loi qui pourrait être déposé par la Ministre de la justice.
Toutefois, sur le fond, ce rapport nous laisse un peu sur notre faim. Proposer l'inscription du préjudice écologique dans le code civil est d'un intérêt relatif dés l'instant où le Juge a déjà admis l'existence de ce nouvel instrument juridique et qu'il existe un consensus politique fort sur cette évolution importante de la responsabilité civile environnementale.
En réalité, les questions dont j'attendais une réponse sont les suivantes :
- est-il réellement nécessaire d'inscrire le préjudice écologique dans le code civil plutôt que dans le code de l'environnement ? Pour quels motifs ?
- quels sont les risques et mérites d'une définition du préjudice écologique par la loi, en comparaison de la définition retenue par le Juge ?
- comment prévenir des conflits d'articulation entre le régime du préjudice écologique défini par le code civil et le régime de la responsabilité environnementale défini par le code de l'environnement ?
- quelles sont les méthodes précises qui seront mises à disposition des parties et du Juge pour l'évaluation du préjudice écologique ? Comment évaluer la perte de valeur d'un service éco systémique ?
Sur ces points, le rapport comporte peu ou pas de développements, peut-être en raison de l'absence de temps, de moyens ou de consensus au sein du groupe de travail.
Inscrire le préjudice écologique dans le code civil
A titre principal il convient de retenir que le groupe de travail propose tout d'abord la création d’un « titre IV ter » dans le Code civil intitulé « Dispositions spécifiques à la réparation du dommage environnemental », "pour marquer la spécificité de la matière, nouvelle dans le Code civil, et dans une perspective symbolique forte". Ce titre IV comprendrait un article 1386-19 lequel disposerait :
« Indépendamment des préjudices réparés suivant les modalités du droit commun, est réparable le préjudice écologique résultant d’une atteinte anormale aux éléments et aux fonctions des écosystèmes ainsi qu’aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement.
Pour la détermination des chefs de préjudice mentionnés à l’alinéa précédent, il y a lieu notamment de se référer à la nomenclature établie par décret ».
Ce texte comporte plusieurs termes ou expressions qui donneront lieu à interprétations voire à controverses de telle sorte que l'on peut s'interroger sur l'aide ainsi apportée au Juge. Il faudra en effet définir ce que recouvre le caractère "anormal" de l'atteinte. Sur ce point, les explications du rapport sont très brèves :
"(...)Le recours à ce seuil pose également problème quant au choix de l’adjectif qualificatif : doit-on exiger un dommage grave ou anormal ? D’autres options ont également été envisagées : ainsi les notions de « négligeable/non négligeable » figurent déjà dans les différentes polices spéciales de l’environnement.
Le critère de l’anormalité présente cependant un intérêt réel en raison de la plasticité de cette notion, commune au droit public et au droit privé et en particulier présente dans la notion de trouble du voisinage. En outre, la notion est proche de celle utilisée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (art. 8 CEDH). A propos du « niveau de pollution inhérent à la vie moderne », la Cour utilise un curseur de « raisonnabilité », de normalité. C’est un standard permettant de mettre en balance la gravité de l’atteinte à l’environnement et le niveau de développement de la société.
Le « préjudice qualifié » est en principe une technique utilisée pour limiter le champ de la responsabilité, lorsque celle-ci peut-être mise en œuvre quel que soit le fait générateur. En matière administrative, la responsabilité sans faute ne joue que si le dommage est anormal.
Le groupe de travail propose de subordonner la réparation du préjudice écologique pur à l’existence d’une atteinte anormale".
Le critère de l'anormalité est donc principalement requis pour "subordonner" voire encadrer l'indemnisation du préjudice écologique.
De même, il conviendra de définir - en droit et non en science uniquement - le contenu de l'expression "fonctions des écosystèmes" en s'attachant notamment à distinguer les fonctions des services. La cohabitation de la référence aux fonctions écosystémiques et celle aux "bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement ne manquera pas non plus de susciter d'intenses et longs débats que le rapport ne tranche pas.
Quant au deuxième alinéa, je trouve très regrettable de soumettre la définition du préjudice à un renvoi à des chefs de préjudice définis par voie réglementaire. L'instabilité récurrente de ce type d'outils réglementaires et le degré de précision d'une nomenclature sont créatrices d'un handicap pour la mise en oeuvre et l'indemnisation du préjudice écologique. Tenter par avance de tout préciser, de tout prévoir pourrait témoigner aussi d'un certain manque de confiance pour la jurisprudence et un risque d'obsolescence du droit positif ainsi conçu et rédigé. Plusieurs précédents démontrent que des régimes juridiques trop détaillés sont voués à l'inertie. Le régime de la responsabilité environnementale issue de la loi du 1er août 2008 en témoigne.Il me semble donc qu'une définition plus simple permet son maniement plus aisé par le Juge.
Une question centrale : comment évaluer le préjudice écologique ,
C'est une question essentielle et qui paraît pour l'heure assez complexe. Sur ce point les développements du rapport sont sans doute un peu courts dés lors qu'il ne précise pas complètement les motifs du choix de la méthode retenue et les risques de divergence sur ce point entre le code de l'environnement et le code civil :
"Sans entrer dans le détail des méthodes scientifiques utilisées, peuvent être employées :
- la méthode d’équivalence, utilisée notamment par la directive 2004/35 et la loi LRE, selon laquelle on raisonne à partir d’un milieu naturel endommagé ;
- l’approche par la valeur, dont l’objectif est de dimensionner le projet en raisonnant non pas sur le système écologique mais sur un service rendu à l’homme par la nature (par exemple, une perte de bien-être) sur l’ensemble de la durée d’impact du dommage.
- les méthodes classiques d’évaluation monétaire, qui ne reposent pas sur une vision quantitative du dommage à l’environnement mais sur une valeur économique, qui se révèlent très approximatives et reposent sur une approche éco-systémique de l’environnement où on évalue en euros un bien environnemental.
Parmi ces trois méthodes, le commissariat général au développement durable (CGDD) et les services déconcentrés du ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie utilisent en priorité la méthode d’équivalence, puis, dans les cas où cette méthode n’est pas possible, la réparation par la valeur. En dernier recours, enfin, la méthode de l’évaluation monétaire est mise en œuvre.
Le groupe de travail estime qu’il convient, dans le cadre d’une mise en place de mécanismes de droit civil permettant la réparation du préjudice écologique, de conserver les méthodes d’évaluation déjà utilisées par les différents services du ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie."
Autre sujet abordé par le rapport : qui peut introduire l'action en réparation du préjudice écologique ?
Pour ses auteurs, cette action devrait être ouverte "au ministère public, à l’Etat et ses établissements publics ayant pour mission la protection de l’environnement, aux associations ayant pour objet la protection de la nature et de l’environnement, aux collectivités territoriales et leurs groupements dont le territoire est concerné par le préjudice ainsi qu’aux établissements publics ayant pour mission la protection de l’environnement".
Le rapport envisage également l'intervention d'une Haute autorité mais dont la fonction, les attributions et la composition ne sont qu'évoquées.
Le rapport propose un régime de prévention du préjudice écologique
Le rapport précise ici :
"Le groupe de travail souhaite améliorer, favoriser et sécuriser les actions de prévention des dommages causés à l’environnement. A cette fin, il propose l’insertion, dans le Code civil au titre IV ter, d’un article ainsi rédigé :
Article 1386-20 :
« Indépendamment de la réparation du dommage éventuellement subi, le juge peut prescrire les mesures raisonnables propres à prévenir ou faire cesser le trouble illicite auquel est exposé l’environnement ».
« Les dépenses exposées pour prévenir la réalisation imminente d'un dommage, en éviter l'aggravation ou en réduire les conséquences peuvent donner lieu au versement de dommages et intérêts, dès lors qu'elles ont été utilement engagées ».
Il est donc prévu des dommages et intérêts sur les dépenses de réparation du préjudice écologique. Reste que le débat sur le caractère utile de ladite dépense sera sans doute complexe en raison de la complexité même du sujet de l'évaluation et de la réparation des atteintes à l'environnement, d'un point de vue scientifique et économique. Autre problème à régler : l'articulation de ce régime de prévention avec celui décrit dans le code de l'environnement.
Le rapport propose également un régime de prescription de l'action en réparation du préjudice écologique.
Le rapport précise ici :
"Le groupe de travail propose la création et l’insertion d’un nouvel article 2226-1 au sein du Code civil. Cet article serait rédigé comme suit :
« L’action en responsabilité tendant à l’indemnisation des préjudices réparables en vertu du titre IV ter du présent code, se prescrit par dix ans à compter du jour où le titulaire de l’action a connu ou aurait dû connaître la manifestation du dommage causé à l’environnement ».
Il conviendrait de même d’opérer une modification de l’article 2232, alinéa 2 du Code civil, en y ajoutant la mention « 2226-1, » après la référence à l’article « 2226 ».
Le fait générateur ne pouvant pas toujours être identifié immédiatement, prévoir un délai de prescription court - dix ans - associé à un point de départ à la date de manifestation du dommage causé à l'environnement paraît adapté.
Arnaud Gossement
Selarl Gossement avocats