A la suite du nouveau décret, à la suite de l'article du général Bentegéat (cité la semaine dernière), les remous se font visibles, au point que le journal en parle (article Le Monde).
Si N. Guibert trouve que les pouvoirs sont bien définis dans la Constitution, il faudrait qu'elle me dise ce que veut vraiment dire "chef des armées", hors le titre honorifique qui était traditionnellement accolé au chef de l’état, dans une perspective chrysanthèmienne de la fonction héritée de la III° et la IV° République.
La pratique initiale gaullienne, l'invention du domaine réservé ou le décret de 1964 ne sont que des moyens d'une "coutume constitutionnelle" qui dévoie justement la lettre de la Constitution. En l'espèce, on est en train d'attenter à la coutume. Recentrer sur le cœur de métier, vous dis-je
Cœur de métier : encore une expression magique qui est ce que les anglo-saxons appellent le "narrative" de la réforme. En bon français, on dirait le slogan, ce qui sert à tout faire passer. La dernière fois, c'était "renforcer l'opérationnel en allégeant les soutiens". Les chefs de corps ont vu ce qu'on leur enlevait, puisqu'il n'y a plus, techniquement, "plénitude du commandement". Dans le cas présent, le "cœur de métier", cela revient à dire : vous militaires, vous n'êtes bons qu'aux opérations "techniques" du combat. Bref, on n'a besoin que de lieutenants, de capitaines, de quelques colonels chefs de corps, quelques rares généraux commandant des brigades ("il y a trop de généraux" : qui n'a entendu ce mantra?), quelques états-majors qui mettent en musique tout ça. Le reste, n'y pensez pas, ce n'est pas votre cœur de métier. Parler des choix d'équipement ? avoir des avis géopolitiques ? déterminer les modèles d'armées ? "Touche pas au grisbi, salope", comme disait Audiard. Pas bon pour vous, ça donne du cholestérol.
Il y avait autrefois le cantonnement juridique : cela signifiait que le droit touchant les choses militaires était "dérogatoire du droit commun", selon l'expression consacrée. Tout cela a été très méthodiquement "déconstruit" par les spécialistes d'officines spécialisées, agissant avec persévérance statutaire. Désormais, ce statut dérogatoire est quasiment disparu. On a inventé l'inverse : un cantonnement opérationnel. Jadis, le militaire s'occupait d'une totalité, la guerre. Cette chose vulgaire n'existant plus (on n'a pas déclaré de guerre depuis 1939) la totalité disparaît, et on cantonne le militaire dans une sorte de zoo, celui des "opérations". Là, on lui trouve toutes les qualités. Voici le nouveau cœur de métier. Une ménagerie du jardin des plantes où l'on garde, comme dans un conservatoire du vivant, les espèces en voie de disparition.
La faute n'en incombe pas seulement aux civils, contrairement à la musique ambiante dans ce bon vieux club des fana mili où l'on aime bien se retrouver entre soi : trop de militaires se contentent en effet tellement de cette spécialisation rassurante ! Ils récriminent, certes : sinon, ils ne seraient pas français, n'est-ce pas ? Parce qu'au fond, le constat est partagé, il n'y a plus de guerre, plus de menaces, que des opérations, et on entend très souvent des mili affirmer que "tout fout le camp". Oui, tout fout le camp. Où est l'innovation militaire, l'innovation intellectuelle qui aurait permis de convaincre ? Où sont les auteurs qui ont pensé "la guerre hors limite" ? En Chine. Le seul domaine actuel de croissance des armées, c'est le cyber. Quel autre défi émergent a suscité une réponse des armées : énergie, crise économique, environnement, biotique, pôle nord, ... Quelle proposition "militaire" ou "des militaires" ? Comment grandir si on ne propose rien ?
Au fond, trop de mili se satisfont de ce cantonnement, où ils sont à l'aise. Un domaine en réduction, certes, mais selon un rythme tolérable à vue humaine. Encaissable, le temps pour moi de faire deux ou trois Opex, de passer ce concours pour être de carrière, ou partir ailleurs. Après tout, tel est le destin de cette population qui présente un double avantage : non syndiquée, et constituée à une très grande majorité de contractuels, vacataires et autres CDD.
Au fond, tout le monde est d'accord pour gérer la décroissance. Les remous se calmeront, comme tous les remous. Dormez en paix.
O. Kempf (bien évidemment, ces propos me sont propres, n'engagent aucune des organisations pour lesquelles je travaille, etc...)