Généticien, statisticien, philosophe, humaniste, il s’était réveillé haut
fonctionnaire conformiste et indifférent, et avait voulu compenser par de nombreuses actions militantes malgré son grand âge. Qu’on apprécie ou pas ses idées, sa bonhomie, son image récurrente
dans les médias, il a apporté sa pierre à la vulgarisation scientifique et à une certaine idée de penser avant tout à l’humain, en respectant la dignité de tous, même des plus
démunis.
Le professeur Albert Jacquard s’est éteint à Paris, à son domicile du sixième arrondissement, dans la soirée du mercredi 11 septembre 2013 des
suites d’une grave maladie (une forme de leucémie). Sa disparition m’a beaucoup attristé. Je n’avais pas partagé beaucoup de ses idées politiques, c’est vrai, mais j’avais eu l’occasion
d’apprécier l’homme qu’il avait été, sa gentillesse, sa sympathique bienveillance, son épaisseur intellectuelle, sa modestie et surtout, son humanisme qui manque énormément lors des prises de
décision dans ce monde sans complaisance.
Une conférence parmi d’autres
J’étais venu à sa rencontre dans une salle municipale au Haut du Lièvre, à Nancy, au début des années 1990. C’est un quartier "chaud", sur les hauteurs de l’agglomération, récent, composé de
grands immeubles et d’une réputation déplorable. J’imagine qu’Albert Jacquard avait justement tenu à faire sa conférence dans ces lieux, loin d’un grand amphi universitaire au centre ville (comme
l’avait fait avec quelques semaines de décalage le professeur académicien Jean Bernard, dans la salle d’honneur de la Faculté de médecine de Nancy).
La salle était remplie, silencieuse, attentive, et buvait les paroles du plaisant savant barbu. Son discours
était clair, net, simple sans être simplificateur. De la grande densité intellectuelle, des analogies intéressantes, originales, entre les organisations sociales et l’organisation des cellules
vivantes. Pourtant, mélanger sociologie et biologie est souvent casse-cou, d’un point de vue philosophique. Lui avait des idées parfaitement claires, un raisonnement qu’il savait appuyer sur ses
observations, une exigence d’exactitude. Et avant tout, une personnalité très accessible, généreuse, passionnée, éveillée.
D’abord un haut fonctionnaire insouciant des tragédies de son temps
Si sa notoriété auprès du grand public, il l’a due essentiellement à son combat pour le logement, aux côtés
de l’Abbé Pierre, du professeur Léon Schwartzenberg et de Mgr Jacques Gaillot, Albert Jacquard était avant
tout un biologiste reconnu depuis une quarantaine d’années par la communauté scientifique internationale.
Mais, au contraire de nombreux scientifiques réputés, il n’a commencé sa carrière de "savant" que très
tardivement, après l’âge de 40 ans. Né le 23 décembre 1925 à Lyon, Albert Jacquard a commencé son existence par de brillantes études (classes préparatoires au lycée Sainte-Geneviève à Versailles,
Polytechnique, et le non moins prestigieux Institut de Statistiques de Paris-VI Pierre-et-Marie-Curie, l’une des quinze premières grandes écoles françaises où enseigna notamment Maurice Allais et où étudia …Dominique Strauss-Kahn).
Cela l’a conduit à une carrière assez classique de haut fonctionnaire juste après la guerre. Commencé comme
ingénieur méthode dans la manufacture publique de tabac (la Seita), il poursuivit sa trajectoire vers la recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED) à partir de 1965 (il a
alors 39 ans).
Il avait 18 ans à la Libération de Paris et il faisait ses études sans s’être préoccupé du monde extérieur
(au contraire de François Jacob, un peu plus âgé) : son père était banquier dans la zone occupée et
Albert Jacquard avait obtenu son (double) bac à l’âge de 17 ans : « J’étais guidé par la soumission et le conformisme. (…) C’était comme si [la
Seconde Guerre mondiale] se déroulait au loin. Je n’ai pas pensé un instant à entrer dans la Résistance. J’étais trop occupé à préparer Polytechnique. » et le 11 janvier 2008, il
reconnaissait aussi : « J’ai vécu la Libération comme un événement extérieur. J’ai été très long à m’apercevoir qu’il fallait que je choisisse
mon camp. J’étais dans le camp des salauds : ceux qui laissent faire et finalement attendent que toutes les choses s’arrangent. ». Le même manque de prise de conscience se
renouvela à l’époque de la guerre d’Algérie : « En 1961, je vivais tout près de l’endroit où des Algériens ont été jetés dans la Seine. Lorsque
je l’ai appris le lendemain, j’ai eu honte. J’aurais pu prendre position, mais je n’ai pas bougé. Je suis resté du côté des salauds, ceux qui laissent faire, pendant deux décennies
encore. ».
Ensuite, scientifique tardif
Son éveil politique est survenu plutôt dans les années 1980 tandis que son orientation scientifique s’est
négociée à la fin des années 1960. C’est une époque où on pouvait être directeur de recherches sans avoir (encore) passé de thèse alors que maintenant, un docteur a beaucoup de difficultés pour
être recruté comme simple chargé de recherches.
Devenu directeur de recherches à l’INED en 1968 (jusqu’en 1991, année de sa "retraite" de la fonction
publique), Albert Jacquard s’est spécialisé en génétique des populations après un court séjour à l’Université Stanford (dans la Silicon Valley, en Californie, où enseignent encore actuellement
les Français Michel Serres et René Girard, et aussi l’ancienne Secrétaire d’État américaine Condoleezza
Rice), a soutenu sa thèse de doctorat en génétique en 1970 (il avait alors 44 ans) et sa thèse d’État en biologie humaine en 1972 (il avait 46 ans). Très vite, il enseigna dans des universités
prestigieuses, Genève (1973-1992), Paris-VI Pierre-et-Marie-Curie (1978-1990) et Louvain (1979-1980). Ses travaux furent consacrés par la communauté internationale, ce qui lui valut de nombreux
titres et gratifications diverses, et en particulier deux fonctions intéressantes, expert à l’Organisation mondiale de la Santé (1973-1985) et membre du Comité consultatif national d’éthique
(1983-1988).
Enfin, un engagé très médiatique
Sa célébrité scientifique et ce qu’il estimait sa "lâcheté" de jeunesse l’ont encouragé à s’engager à fond
dans des actions militantes à partir des années 1980, d’abord pour combattre le racisme (par un groupe d’études et une revue, "Le Genre humain"), puis par des positions de plus en plus en rapport
avec l’actualité. Ses combats furent très médiatisés à partir du début des années 2000, notamment avec son soutien aux sans-papiers et à l’association Droit au logement (dont il était le
président d’honneur).
Politiquement proche des altermonialistes et des écologistes, Albert Jacquard avait soutenu avec Edgar Morin une liste aux élections européennes du 13 juin 2004 faisant la promotion de l’esperanto (qui n’a obtenu
que 0,15% des voix en France et aucune voix ailleurs). Il s’était déclaré partisan de la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l’élection
présidentielle du 22 avril 2012 (qu’il comparait à Jean Jaurès) après avoir soutenu (le 2 mars 2012) les velléités présidentielles de Jean-Marc Governatori (Alliance écologiste indépendante) qui
se présenta finalement aux élections législatives du 10 juin 2012 (0,71% des voix).
Une absence qui se ressentira dans le débat public
Même s’il partageait avec Stéphane Hessel un statut médiatique très enviable, celui de "vieux sage" régulièrement invité devant les micros et les caméras
(rédacteur habituel dans "Le Monde diplomatique", il était encore récemment chroniqueur hebdomadaire sur France Culture, entre septembre 2001 et juillet 2010, sa dernière chronique date du 23 juillet 2010), il avait de loin cette différence qu’il ne se contentait pas de lâcher quelques mots à la
télévision, il avait investi de sa personne par des actions militantes, pas toujours avec discernement, mais toujours avec cette volonté de rendre à l’humain sa dignité. Son combat social le plus
connu fut le droit au logement pour les plus démunis mais il s’était aussi préoccupé du nucléaire, de la surpopulation (avec un discours inutilement alarmiste), du conflit israélo-palestinien, et
bien d’autres sujets qu’il considérait essentiels.
Sa bonne humeur, son engagement personnel et ses réflexions parfois pertinentes (pas toujours) manqueront à
l’évidence à ce monde fait de plus en plus d’artifices, de narcissisme et de superficialité. Albert Jacquard sera enterré à l’église Saint-Sulpice (Paris 6e, métro Odéon) le jeudi 19
septembre 2013 à 10h00. Beaucoup de ses amis s’y rassembleront.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (15 septembre 2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Podcast des dernières chroniques sur France
Culture.
L’Abbé
Pierre.
Stéphane
Hessel.
Maurice Allais.
François Jacob.
Michel Serres.
Edgar Morin.
http://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/albert-jacquard-1925-2013-entre-140974