Dans les dépendances du vrai
Tout est
vrai écrit Kevin Orr dans les
dernières lignes de son livre, vraie la féroce bataille pour se libérer de
l’addiction au Produit, plus exactement pour tenir 10 jours sans en consommer
alors qu’il n’avait jamais pu s’en passer un seul jour, vrais les différents
modes de saisie et d’écriture de l’expérience et surtout, incroyablement vrai
comme jamais, comme jamais criant, le
cri déchirant du manque ; sous les apparences d’un journal constituant une
force d’appui libératrice où l’écriture est délibérément instrumentalisée, d’un
document presque clinique sur le vécu subjectif d’une addiction, on découvre un
livre qui présente-représente crûment, criment
le manque qui creuse crie craque chaque instant en chacun de nous, quelles que
soient les figures de nos dépendances. Les assauts répétés de ce manque et la
tension pour les dire, les faire voir en lieu et place de les subir dans le
silence brûlant de la chair.
Tout est vrai dans ce livre parce que
Kevin Orr, bien que jeune auteur, n’a pas la naïveté des tenants de
l’autofiction, il ne surdramatise pas non plus la littérature ni n’idéalise le
poète en torero ; il a cependant réussi à saisir plus d’éclats de Vrai que tant
d’autres avant lui en multipliant les prises, y compris celles de la fiction et
de la rhétorique et de la typographie et de l’écriture automatique et du
décadrage.
Tel un auto-portraitiste futé (parce que débarrassé des affres du narcissisme),
il a su quasiment se piéger lui-même et son double écrivant dans les affres de
ce que produit le manque de produit,
il s’est pris de vitesse comme le montre cette phrase :
J’avais mécaniquement la langue collée à
mon palais.
Ce geste de déplacement, l’adverbe ainsi collé tout de suite après le verbe, et
d’autres gestes déplacés de l’écriture, des soulignements, des élans
mimétiques, des répétitions, des regards en abîme et dedans, des majuscules
énervées, des maladresses tremblées à la Cy Twombly font mieux qu’illustrer le
travail de ce poète (plus voyeur que voyant) qui travaille dans le monde du
cinéma, ce sont les douleurs manifestes d’un combat déchirant.
Et les débuts d’une œuvre vraie :
... souvent les œuvres commencent de
cette façon-là, par quelque chose qui s'impose avec une force et une évidence
absolument nettes, capables de synthétiser dans leur réalisation l'ensemble des
travaux épars qu'on pensait avoir créés sans le moindre sens ni aucune
vocation.
[Pierre Le Pillouër]
Kevin Orr, Le
Produit, coll. Fiction & Cie, Le Seuil, 2013, 206 p.17 €