En cette période d’effervescence littéraire, le blog des bouquins, qui n’est jamais parvenu à s’intéresser vraiment à ces lectures prescrites, fait la rentrée qui lui plait. Celle 1971. Garçon ou fille, imaginez-vous un carré long qui dépose des pellicules sur votre chemise à motifs et une moustache fine (seulement pour les messieurs) qui s'accorde avec la courbure de votre pantalon patte d’eph. Il fait (très) beau et (très) chaud, et vous commencez à vous lasser de fumer des pétards (le mot compte) et d’entendre vos copains jouer Pour un flirt qui vient de sortir (en alternance avec Wight is whight dont vous ne vous lassez pas) pendant que vous vous assoupissez derrière vos Wayfarer. Vous prend alors l’idée de lire un livre qui déchire. Genre un truc de science-fiction qui vient d’Amérique. A l’entrée dans la librairie, la couverture, tapis de petits disques métallisés qui scintillent de mille feux, ne vous laisse aucune chance. Derrière son comptoir, le petit chauve à gilet en laine, vous offre son plus beau sourire de connivence au moment de passer à la caisse : Ailleurs et demain, c’est à la fois le présent et le futur de la SF. Vous tenez dans vos mains Jack Barron et l’éternité, le roman controversé de Norman Spinrad qui l’a rendu célèbre, dans sa version originale française. Avec ou sans LSD, ce devrait être une expérience terrible.
L’avis d’Emmanuel
"Quelque chose vous fait suer ? Alors faites suer Jack Barron !"Si j’étais Jack Barron, et que l’audience de cette critique était de cent millions de vues, et non de quelques centaines seulement, me hésiterais-je à commencer cette critique comme j’en ai envie, au hasard… en dissertant sur le fait que si je n’ai toujours pas essayé de liseuse, tous les kindle paperwhiteque je croise quotidiennement dans le métro, mon édition originale achetée 3 euros chez un bouquiniste entre les mains, m’en dissuadent chaque fois un peu plus ? Même dans ce cas, peut-être bien. Car le show-business, tout comme la politique (et le blogging littéraire), a ses règles. Chaque mercredi, des individus lambda contactent Jack Barron pour lui confier devant l’Amérique entière ce qui les fait suer. Et à son tour, Jack Barron en fait baver au gros bonnet qui est la cause de leurs malheurs. A condition toutefois que le problème ne soit ni racial ni pornographique, et en se limitant à quelques chatouilles dans le cou des plus grosses pointures (Jack Barron aime jouer, mais pas avec sa place). Benedict Howards, par exemple, est un de ces intouchables. Président de la fondation pour l’immortalité humaine, il met, moyennant 50 000 dollars, les Américains au congélateur, en attendant que les progrès des recherches scientifiques sur l’immortalité puissent permettre de les ranimer ou de les cloner. Et avec quelques dizaines de milliers de personnes au frais, il se trouve à la tête d’un petit pactole, à l’aide duquel il achète tous les politiciens du pays pour obtenir le vote d’une loi qui donnerait à la fondation le monopole en matière de cryogénisation et de recherche sur l’immortalité, en plus de quelques autres passe-droits symboliques.
J’ai encore rêvé d’elleSeulement, la mainmise d’Howard sur le pouvoir politique ne semble pas suffisante. Car ses projets du moment (le gars voit grand), semblent nécessiter la bénédiction de l’opinion du pays tout entier. Ou autre chose de moins avouable. Toujours est-il que pour cela, il lui faut Jack Barron. Jack Barron qui s’est offert avec son émission tout ce qu’il avait jamais désiré (penthouse immense, reproduction d’une plage d’Acapulco dans sa chambre à coucher…). Tout sauf Sara, son amour de toujours, dont il est séparé depuis plusieurs années et qu’il cherche à retrouver en mettant dans son lit après chacune de ses émissions une « fille aux cheveux de miel ». Mais Benedict Howards, outre sa fortune et sa mégalomanie, a de la suite dans les idées. Il est prêt à acheter Barron au prix fort. En lui proposant rien moins que l’immortalité.Hors, comme dit Jack de manière très lucide « […] nous avons tous un prix. Celui qui pense qu’il n’en n’a pas, c’est qu’on ne lui a pas encore offert le bon. » S’engage dés lors une sorte de combat de capoeira, mi-joute mi-ballet, entre trois pouvoirs qui se rencontrent encore aujourd'hui régulièrement sur le ring : celui du capital, celui politique et celui médiatique. Qui deviendra de chapitre en chapitre plus spectaculaire, jusqu'à une apothéose finale qui laissera plus d'un protagoniste sur le carreau, lecteur y compris.
Bad trip, wonderful tripJ’avais dit dans ma critique de l’Apprentie du philosophe tout le mal que je pensais de Norman Spinrad. Je ne le connaissais alors que d’une unique rencontre, par l'entremise de Il est parmi nous, roman navrant construit (si j’ose dire) autour de l’idée d’un nouveau messie qui se serait incarné à l’époque moderne dans la peau une star du petit écran. Ecrit (et traduit je le crains) avec les pieds, doté d'une trame narrative famélique et plein d’un humour comme je ne l’aime pas du tout, ce roman occupe une place de choix dans la liste de mes « worst reading experience ever ». Il ne fut donc guère aisé de se lancer dans Jack Barron. Mais je dois bien avouer aujourd'hui que ne jamais l'avoir fait eut été une belle erreur. Car, pour rester dans l’esprit seventies, c’est de la bonne came.Ce qui fit sa renommée d’ouvrage subversif à l’époque, c’est qu’il parlait ouvertement de sexe. Il faut bien avouer que pour le lecteur de 2013 cette dimension n’a (malheureusement ?) plus rien que de très banal. Pourtant Spinrad en parle en réalité plutôt bien à mon goût. Ses images, crues, amusantes ou torrides sont souvent bien trouvées, parfois évocatrices, mais jamais, et c’est suffisamment rare en littérature pour être souligné, ridicules. Pour le plaisir des papilles, je vous proposerai comme espuma apéritif « les seins flottant gracieusement comme deux museaux de chiots sous l’étoffe sensuelle » de Sara.
A lire ou pas ?En réalité, tout le roman est dans cette veine, c’est-à-dire inventif et (plutôt) bien écrit. Bien sûr, on pourra sourire en découvrant à quel point Jack Barron et l’éternité est ancré dans son époque, parlant de drogue, de conflits raciaux et de communisme comme on dirait aujourd’hui iPhone, Moyen-orient et écologie. Mais même sans faire abstraction de ce côté un peu daté, la plume de Spinrad reste incisive et franche, « pleine » au sens d’un style personnel qui marque la mémoire. Et comme cette plume est au service d’une problématique qui ne peut aujourd’hui que nous paraitre visionnaire, il ne me reste qu’à conclure avant de rendre l’antenne que Jack Barron est un vrai bon roman de science-fiction « New wave » qui n’a pas volé sa réputation.
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