Je me souviens de ce jour de juin 2004 où j’ai vu pour la
première fois « Memories of Murder ». De celui de mai 2006 où j’ai
découvert « The Host ». De cette projection de « Barking dogs
never bite » à Paris Cinéma à l’été 2006 et de celle de
« Mother » au Reflet Médicis au printemps 2009. Je m’en souviens car
chaque film de Bong Joon-Ho constitue une proposition cinématographique sans
pareille, un cinéma qui au fil des ans a fait du cinéaste coréen un de mes
préférés, dont chaque nouvelle œuvre constitue sans conteste mon film le plus
attendu de l’année.
En 2013, comme ses compatriotes Park Chan-Wook et Kim Jee-Woon, Bong Joon-Ho a quitté les frontières coréennes pour entreprendre un film international. Pendant que Park est parti réaliser un thriller
hitchcockien, « Stoker », et Kim un film d’action cartoonesque, « Le dernier rempart », Bong
Joon-Ho est lui venu en Europe s’attaquer à l’adaptation d’une bande dessinée
française des années 80, « Le Transperceneige ». Cela fait
suffisamment d’années que le réalisateur coréen travaille sur ce projet
(produit au passage par Park Chan-Wook) pour savoir que malgré cet appel de
l’Occident, « Snowpiercer » est tout de même un film personnel pour
le réalisateur de « Memories of Murder ».
Attendu à Cannes où il n’a finalement pas été
sélectionné, « Snowpiercer, le Transperceneige » est finalement
arrivé en France via le Festival du Cinéma Américain de Deauville (un choix étonnant) et l’Étrange Festival, où il était projeté
le 8 septembre au Forum des Images. L’UGC Ciné Cité Les Halles a flairé le bon coup et a profité de la présence du
cinéaste coréen dans le quartier ce soir-là pour organiser lui aussi une
avant-première (le film ne sortira en salles en France que le 30 octobre
prochain). Snowpiercer arrive auréolé de son carton au box-office coréen, où il
a récemment franchi les 9 millions d’entrées (un excellent score). Il nous
arrive également alors que les cinéphiles américains grincent des dents depuis
qu’ils ont appris il y a quelques jours que le distributeur local, The
Weinstein Company, avait demandé à Bong Joon-Ho de faire des coupes pour
proposer un montage différent (probablement plus court et moins sombre) pour la
sortie nord-américaine du film.
Heureusement la France n’est pas concernée, et c’est bien
la director’s cut de « Snowpiercer, le Transperceneige » qui sortira
dans nos salles, et que j’ai pu découvrir dimanche soir aux Halles après une
introduction de Bong Joon-Ho lui-même, accompagné des auteurs français de la BD
et de l’un des seconds couteaux du film, l’acteur Tomas Lemarquis. Et puis
finalement, après quatre ans d’attente pour découvrir le nouveau film de mon
cinéaste coréen favori, la lumière s’est éteinte et « Snowpiercer » a
démarré.
C’est long, quatre ans d’attente. Malgré la légère pointe
de déception qui avait accueilli ma découverte de « Mother » en 2009, j’ai laissé mon attente à
l’encontre de Snowpiercer grandir jusqu’à la déraison. « Memories of Murder » et
« The Host » sont de trop grands films pour que chaque nouvelle
réalisation de leur créateur ne soit vécue comme l’un des grands évènements
cinématographiques de l’année. L’excitation était si grande, la barre si haute.
Le temps et la maturation diront si j’ai eu tort, mais en ce dimanche 8
septembre 2013, l’amertume de la déception s’est faufilée subrepticement
jusqu’à moi lorsque la lumière s’est rallumée.
Il n’y a rien de plus terrible que de désirer si
ardemment un film pendant des mois pour en ressortir en se disant que c’était
« bien ». Nourrir l’espoir que ce pourrait être le film de l’année,
et comprendre que ce ne sera qu’un bon film. Elle est terrible cette attente,
et cruel ce désir.
Oui, j’ai aimé Snowpiercer. J’ai aimé cette Terre frappée
par un nouvel âge glaciaire où les derniers survivants se sont réfugiés dans un
train faisant le tour de la planète sans jamais s’arrêter. Un train divisé en
castes où il ne fait pas bon se trouver dans le ghetto des derniers wagons.
Mieux vaut l’opulence des wagons de tête, et cela fait 17 ans que cela dure.
Curtis en a assez d’être au fond du train à manger cette gelée à la composition
douteuse. Il veut que l’équité sociale soit établie et mène une rébellion qui
va voir les pauvres des derniers wagons remonter le train jusqu’à celui qui
règne en maître dans leur abri de fortune, Wilford.
Il n’est pas difficile de voir ce qui a pu intéresser
Bong Joon-Ho dans la BD française, et dans sa transposition sur grand écran.
Faire un film de genre futuriste pour parler des maux actuels de la société, il
avait fait la même chose avec « The Host » en faisant d’un film de
monstre une parabole sur la politique guerrière américaine. Alors oui,
Snowpiercer dénonce beaucoup de travers, l’exploitation du pauvre par le riche,
la transparence de la pauvreté lorsque l’on est riche, la répression de ceux
qui osent se révolter pour s’extraire de leur condition… Les thèmes forts ne
manquent pas dans Snowpiercer. Et Bong Joon-Ho s’amuse à exploiter l’espace
clos du train, faisant de chaque passage de wagon à wagon une aventure, faisant
de l’avancée des protagonistes un voyage
à travers des univers qui sont comme des mini-tableaux de la société.
Mais quelque chose manque. Malgré cette odyssée en
huis-clos, malgré les métaphores, malgré la composition amusante de Tilda
Swinton et le charisme discret de Song Kang-Ho, une sensation de familiarité se
fait jour. La structure du film est trop linéaire, l’intrigue trop classique,
les personnages trop peu épais. Le plaisir est là, l’efficacité, le discours,
la sensation de regarder un bon film est réelle. Mais où est la patte Bong
Joon-Ho ? Où se trouve ce regard affûté qui est d’habitude le sien, ce
regard qui nous offre des films coups de poing, inattendus, imprévisibles,
alors que tout ici semble quelque peu déjà vu. La société futuriste qui écrase
le pauvre, lequel se révolte pour prendre en main son destin et toucher du
doigt ce dans quoi la richesse se repaît, on l’a vu dans quantité de films (il
y a quelques semaines à peine, dans « Elysium »…), mais je
n’attendais pas de Bong Joon-Ho un film de science-fiction qui ressemble à tant
d’autres, aussi bon soit-il. Je voulais cette étincelle qui transforme le bon
film en grand film.
Si j’ai pris un certain plaisir devant
« Snowpiercer », mon monde n’a pas été chamboulé par la
découverte du film comme il avait pu l'être par « The Host ». Le film ne
m’a pas pris aux tripes, enthousiasmé et bouleversé comme « Memories of
Murder ». Il n’a pas non plus soufflé un vent de poésie délicate comme
l’avait fait « Shaking Tokyo », le sketch que le cinéaste coréen
avait réalisé pour « Tokyo ! ». En découvrant Snowpiercer, j’ai
vu un bon film de science-fiction, mais après avoir goûté si souvent à la grandeur, il est
difficile de se satisfaire de moins.