Magazine Culture
L’écrivain portugais José
Saramago a été, pour l’essentiel de sa production, un auteur tardif. Certes, il
avait publié un roman à 25 ans, puis quelques recueils de poèmes. Mais c’est à
plus de cinquante ans, dans les années septante, qu’il a véritablement empoigné
les matériaux accumulés jusque-là pour composer l’œuvre saisissante que nous
connaissons et qui lui a valu le prix Nobel de littérature en 1998. Curieusement,
Relevé de terre, paru il y a plus de
trente ans en langue originale, n’avait jamais été traduit en français. Nous ne
savions donc pas à quel point il pouvait nous manquer. L’éditeur nous dit
maintenant que ce roman est celui où Saramago a trouvé son écriture singulière.
Mieux vaut tard que jamais. Voici donc un maillon essentiel dans son œuvre.
Dès les premières pages,
on retrouve en effet avec plaisir l’absolue liberté avec laquelle Saramago distille
les informations dans des phrases imitant l’oralité. Le conteur se laisse
emporter par une idée annexe, fait un commentaire au passage, revient au fil
narratif qu’il n’avait jamais perdu. Et n’oublie pas de poser un regard
critique sur la société de son pays.
Nous sommes dans le
paysage : « Ce qui abonde le
plus sur terre, c’est le paysage. Le reste a beau manquer, le paysage a
toujours été généreusement présent, abondance que seul un infatigable miracle
explique, dans la mesure où le paysage est sûrement antérieur à l’homme, et
pourtant, malgré sa longue existence, il ne touche pas encore à sa fin. »
Façonnée par les travailleurs agricoles du latifundium où se déroule le roman,
de la Première Guerre mondiale à la Révolution des œillets, la terre fait vivre
les propriétaires et leurs ouvriers. Ceux-là vivent bien, ceux-ci, moins bien.
Mais toute demande d’augmentation de salaire est considérée comme une agression
caractérisée. Sous le pouvoir de Salazar, même le prêtre du coin utilise les
sermons pour convaincre ses ouailles des bienfaits de l’obéissance à Dieu et à
toutes les autorités, puisque cela semble être la même chose.
A la logique des
possédants s’oppose celle de l’écrivain, à travers la musique d’une langue
façonnée pour porter ses convictions. Et emporter le lecteur dans les méandres
d’histoires qu’il faudra dire plus tard, ou de celle-ci qui ne peut plus
attendre, même s’il ne s’agit que d’une anecdote. La famille Mau-Tempo devient,
le temps de ce roman, la nôtre, et tant pis s’il faut accepter les défauts qui
l’accablent, depuis Domingos le cordonnier qui, pas plus que l’écrivain, n’est
capable de suivre une ligne droite, à moins de se trouver sous la corde avec
laquelle il se pend et à laquelle son poids donne soudain une verticalité
parfaite. Dans cette famille apparaissent de temps en temps des yeux bleus,
souvenir d’un viol en temps de guerre, mais les guerres sont partout, et qu’y
peuvent les hommes qui la subissent ? Autre chose est la révolte, puis la
révolution, au risque d’interrogatoires musclés et d’enfermements arbitraires,
quand on appelle arbitraire ce que les puissants pensent être du bon sens…
Il n’y a rien à faire : la lecture de Relevé de terre conduit à des phrases
comme celles du paragraphe précédent. Elles ne prétendent pas imiter le style
éblouissant de Saramago mais elles accompagnent celui-ci en mode mineur, tandis
qu’il déploie, en esthète qui connaît l’art de la transgression, les rubans virevoltant d’une langue sans cesse réinventée dans des rythmes variés. Ce
roman est à la hauteur de ses meilleurs. Il était temps de le publier en
français. Il a d'ailleurs été suivi d'un autre, qui vient de paraître, La lucarne.