Voici 4 ans maintenant que, l’été venu, je fais ce billet sur le festival Jazz à Luz. Je remercie d’ailleurs mes camarades du sous-marin de me laisser cet espace pour parler de musiques pas vraiment électroniques. Alors pourquoi s’acharner à revenir année après année à Luz-Saint-Sauveur ? Parce que c’est à la fois l’assurance de se sentir chez soi et celle de repartir étonné, avec des sensations ou des images très singulières en tête.
Comme l’a très justement souligné ce monsieur d’origine anglaise qui intervenait lors d’une discussion animée par Anne Montaron, « cette musique (la musique improvisée) part de l’individu, à l’opposé de ce que fait la pop » (avec tout le respect que j’ai pour certains groupes de pop). Cet individu que nous sommes, unique en notre genre, avec nos émotions et nos envies propres, et qui est régulièrement malmené par la culture de masse qui tend à tout standardiser.
Voila pourquoi à Luz on se sent si bien : c’est la différence qui est mise à l’honneur. Mais assez de bavardages, parlons plutôt de ces beaux moments que nous a offerts cette édition 2013.
Cactus Truck & Jean-Louis EvrardTout a ainsi commencé très fort, dès le premier concert, avec le trio hollandais Cactus Truck réuni pour l’occasion autour de Jean-Louis Evrard, ce guitariste passionnant qu’on avait eu le plaisir de découvrir il y a deux ans. Ca souffle très fort dans le saxophone (John Dikeman) et ça tape très fort sur la batterie (Onno Govaert), façon polyrythmique. Il y a une vraie jubilation à faire du bruit. Ces quatre-là sont bien vivants et le font savoir. Jean-Louis Evrard avec, il nous excusera, son faux air de Jean-Louis Murat de la musique improvisée, parcourt la scène comme guidé par l’avant de sa guitare qu’il tient comme on tiendrait une mitraillette. Pas de communication avec le public mais une communion qui passe par l’énergie. Et quelle énergie !
« Flammes » par la compagnie La MachineUn peu plus tard dans la soirée nous étions conviés à participer à une déambulation pyrotechnique à travers le village, sorte de grande messe païenne menée par la compagnie La Machine qui n’a manqué ni de charme ni d’intensité. Réunis dans le parc accolé à la grande scène nous empruntons les rues de Luz. De petite boules de feu placées au sol ainsi que des braseros dessinent le parcours. Autour de nous quelques torches, et surtout la présence d’un guitariste au sourire inquiétant, ampli sanglé à l’épaule, fendant la foule, se cachant de temps en temps dans le décor et laissant résonner des notes lancinantes. Un grand type chauve le poursuit en permanence, chalumeau à la main, faisant retentir des coups de flamme en l’air…
Dans cette drôle d’ambiance nous avançons et croisons de temps une vierge ou une croix. Parfois un feu d’artifice explose au dessus de nos têtes, comme lorsque nous traversons le pont enjambant le Bastan : là, sous nos yeux, les dégâts causés par les crues de juin nous rappellent que le festival a bien failli ne pas avoir lieu. Au sol des torches enflammées attendent d’être ramassées par les participants dont l’ascension se poursuit en direction de la colline Solférino. Après une petite heure de marche (une demi-heure peut être, dans ces conditions la notion du temps devient floue) nous y retrouvons David Chiesa (contrebasse) et Jean-Sébastien Mariage (guitare acoustique). Une fois tout le monde installé leur concert peut commencer : musique improvisée des plus minimales, jouée à très faible volume, comme une invitation à tendre l’oreille y compris vers les sons provenant de la nature environnante.
En fin de soirée Electric Electric mettait le feu à la Maison de la Vallée mais nous dormions déjà du sommeil du juste.
Réveil difficile samedi matin avec le concert du quatuor à cordes B.R.A.C. : musique hermétique faîte de crissements. Certains apprécieront néanmoins.
On oublie vite de notre côté pour nous laisser embarquer par la balade musicale de l’après-midi. On le sait, à Luz les lieux participent autant que la programmation à la réussite du festival, et il y a une histoire derrière chaque endroit : tout d’abord c’est l’ancien cuisinier du festival qui nous reçoit dans son jardin en compagnie du pianiste Bruno Ruder, concert délicat quelque part entre le classique et le contemporain , puis après une petite marche c’est la demeure de Florence et Jean-Louis De La Roncière où a été tournée une partie du « Voyage aux Pyrénées » des frères Larrieu (« une des plus belles villas de Luz » dixit Jean-Pierre Layrac, programmateur) qui est confiée à Nicolas Lafourest (guitare/pédales) et Vincent Royer (violon), enfin le camping Les Cascades, point de repos habituel des festivaliers dont à vue d’œil les deux tiers ont été dévastés par les inondations, accueille un trio jazz, tandis qu’un peu plus bas les bénévoles s’affairent à dégager les pierres et gravats.
Buffet 100% natureLe lendemain une autre balade est au programme de la matinée, sur le thème de la cueillette. Notre guide s’appelle Pascale Ferrari, elle défend bec et ongles un retour à la nature et nous invite ainsi à redevenir des hommes préhistoriques. En sa compagnie nous marchons le long des berges du Gave et dégustons ces plantes, herbes et fleurs qui poussent à nos pieds. « Faîtes votre propre expérience » nous dit-elle « la nature ne nous veut pas de mal ». On apprend ainsi qu’aucune plante, à une ou deux exceptions près, n’est réellement toxique lorsqu’elle est consommée à petite dose. Tout au plus risque-t-on quelques problèmes digestifs !
Herbes au goût d’ail, fleurs anisées, les saveurs rappellent les épices habituelles. La dégustation est accompagnée d’anecdotes ou explications médicinales, et ponctuée d’instants musicaux donnant l’occasion aux artistes du festival de se rencontrer. Cerise sur le gâteau, à l’arrivée nous attend un buffet de petits toasts 100% nature, il faut l’avouer aussi surprenants que bons.
Sophie Agnel, John Edwards & Steve NobleMais revenons au samedi soir, sous le chapiteau de la grande scène. Nous avons rendez-vous avec la pianiste Sophie Agnel, le contrebassiste John Edwards et le batteur Steve Noble. La programmation du samedi soir est rarement décevante à Luz et la règle s’est confirmée cette année encore. Sophie Agnel a à la fois le sens du jeu et celui de l’aventure. Et elle sait s’entourer car les deux musiciens anglais, aussi sobres qu’inspirés, sont littéralement absorbés par ce qui se passe. John Edwards garde les yeux fermés , le sourire aux lèvres, et Steve Noble le regard fixé sur les éléments de sa batterie. Sophie Agnel quant à elle, dos au public, se démène autant sur les touches que sur les cordes de son piano préparé. C’est vivant, c’est léger et c’est captivant en même temps. Il faut la voir triturer à la façon d’un mécanicien le ventre de son instrument ou, entre deux notes, claquer violemment le capot.
Sophie AgnelEt une fois n’est pas coutume, magie du climat montagnard, la pluie se sera invitée à la partie, obligeant les musiciens à composer avec elle. Un instant le concert s’arrête même, quelqu’un finit par applaudir, puis les applaudissements se propagent. Steve Noble se lève, les trois échangent quelques regards et finissent par saluer le public. On lit clairement une frustration sur le visage de Sophie Agnel qui expliquera le lendemain qu’elle aurait aimé, quelques minutes durant, écouter la pluie tomber sur la toile du chapiteau. Mais loin d’être regrettable ce moment a quelque chose de magique, et d’assez emblématique de ce qu’est la musique improvisée : quelque chose qui se passe dans l’instant. Cette scène restera même une des images marquantes de cette édition, d’autant qu’elle ne soldera pas la fin du concert. Le trio reprendra de plus belle, offrant des moments passionnants à l’instar de ce passage où Sophie Agnel, un fil tendu entre les cordes du piano, le fait résonner de vibrations métalliques qui emplissent l’espace du chapiteau. On croit presque entendre l’écho d’un orgue…
Craig TabornPlusieurs pianiste étaient finalement présents cette année, dont le plus connu des amateurs était certainement Craig Taborn. Nous voila deux jours plus tard, le festival touche à sa fin. Chaussures Nike rouge aux pieds il s’installe presque timidement devant le Steinway & Sons, fait quelques assouplissements des doigts et se lance dans une improvisation dont les cinq premières minutes seront d’une beauté éblouissante. Un premier motif tenant sur quelques notes se dessine, s’affirme, avant qu’un deuxième apparaisse de loin prenant lentement la place du premier qui durera pourtant, de manière à peine perceptible, jusqu’à s’effacer complètement. Ainsi l’américain enchaine-t-il avec une finesse incroyable des séries de quelques notes. Le texte faisant sa présentation dans le programme parle d’un artiste qui s’est imposé sur les sentiers électroniques, et cette influence s’entend, il y a quelque chose dans cette entame qui évoque le travail des plus méticuleux des dj. On se dit alors que le concert va se dérouler ainsi et qu’on va assister à un moment mémorable. Et puis finalement l’improvisation prend une autre tournure, peut être plus jazz, et un autre rythme, plus rapide. Une fois notre légère déception passée on se met à observer ses doigts : tout va extrêmement vite, et ce qui est fascinant c’est qu’on croit percevoir dans des fractions de secondes les moments ou les directions se dessinent. Puis quelque chose se passe lorsque, de manière inattendue, la musique commence à se faire répétitive. Les notes jouées avec insistance et modulation deviennent entêtantes, l’énergie mise contraste largement avec la douceur du début de concert. On croirait presque entendre de la techno sans beat. Parfois une note est appuyée avec violence, comme un bug au milieu du programme. Lorsque la musique s’arrête et que la tension retombe on a bel et bien l’impression d’avoir assisté à quelque chose d’exceptionnel. Terminer avec une performance de cette classe, voila de quoi laisser le goût d’un cru encore une fois réussi.
Alors il y aura bien eu quelques prestations qui nous auront un peu ennuyés (Tweedle-Dee par exemple) et on regrettera peut être la disparition d’esthétiques électroniques dans la programmation (Ryokji Ikeda était là en 2008, Oren Ambarchi en 2010, ErikM en 2011…), mais quoi qu’il en soit Luz sait toujours nous offrir des surprises et des émotions difficilement classables. Le public qui vient ici repose sur quelques centaines de fidèles, et chacun a l’impression de tenir entre ses mains une pépite qui n’a pas vraiment d’équivalent. C’est donc d’un secret bien gardé que je vous parle chaque fin d’été. Et si l’envie vous prend pour l’année prochaine nul doute que vous êtes les bienvenus...