Darren Aronofsky, 2010 (États-Unis)
Une scène et un plan sont admirables. La scène voit la naissance du double maléfique. Nina enchaîne pirouette sur pirouette et peine à satisfaire les exigences de son chorégraphe, Leroy. Le montage fait rapidement se succéder les rotations de Natalie Portman, sueur au front, visage crispé, et l’expression irritée de Vincent Cassel, jusqu’à l’entrée dans le fond de la salle d’une autre danseuse, vêtue de noir. Nina perd l’équilibre. Mais est-ce l’entrée de la fille qui l’a perturbée, comme si cette future concurrente l’avait directement poussée ? Ou bien est-ce Nina qui, épuisée, vient d’amener Lily (Mila Kunis) à existence ? Cela se conçoit si l’on considère les efforts agacés de Leroy pour faire « surgir » le cygne noir de Nina. Il n’a jamais douté que la danseuse puisse incarner le cygne blanc de la fable. Mais parce qu’il entend lui faire aussi jouer le noir, il exhorte la jeune femme à se décomplexer et à montrer enfin sa part d’ombre (un Mr Hyde derrière le bon docteur ?). Leroy, en véritable sorcier (Rothbart ?), y parvient dans la scène décrite, où Lily ne s’avère être que l’obscur reflet de Nina et la cause toute naturelle du vertige occasionné (en jetant son héros dans les bras de Madeleine, Judy, voire Carlotta, Hitchcock créait déjà un vertige par la duplicité des personnages, Vertigo, 1958). Le plan admirable, lui, se trouve dans la dernière séquence, lorsque la caméra met en évidence d’autres doubles possibles de Nina. C’est le soir de la représentation, le ballet est bien avancé. Natalie Portman est au premier plan dans une lumière rouge de fièvre, les bras des ballerines s’agitant lentement dans son dos. Puis un mouvement de caméra laisse apparaître les danseuses qui, derrière Nina, figurent autant de doubles effrayants*.
Le double est un des principaux thèmes qu’Aronofsky s’approprie. Il le répète à chaque séquence. En compagnie des danseuses, d’abord à travers Nina et Lily mais aussi à travers Beth, l’étoile éteinte, probable devenir de Nina (Winona Ryder que le spectateur a perdu de vue, probable devenir de Natalie Portman ?). Dans la sphère privée, la mère a modelé sa fille à son image, pour obtenir à travers elle la satisfaction d’une carrière remarquée. Par les miroirs, le mur de portraits peints, le noir et le blanc, la mise en scène souligne l’ensemble. Cependant, la duplicité a une cause profonde. De même que la relation entre Randy et sa fille permettaient de comprendre un tant soit peu les blessures du catcheur (The wrestler, 2009), la relation mère fille explique la fêlure de Nina. Proche de la mère-sorcière de Sailor et Lula (Lynch, 1990), la maman que joue Barbara Hershey étouffe sa fille. Longtemps écrasée, la ballerine se fend et l’éclatement de sa psyché offre une réalité à deux cygnes. Dans The wrestler, il n’y avait pas la volonté de tout éclairer et le film touchait. Dans Black swan, l’insistance explicative alourdit un film déjà riche en symboles et en lieux communs. Le gâteau meringué pèse et gêne le cinéaste dans ses sauts et ses entrechats…
Darren Aronofsky a des velléités hitchcockiennes. Nina et Marnie, par exemple, ont une fragilité comparable (Pas de printemps pour Marnie, 1964)**. Jeunes femmes, elles restent attachées à leur mère comme de petites filles (Aronofsky surenchérit avec la chambre d’enfant, les peluches, la boîte à musique quand les attitudes suffisent). Toutes deux font face à une frigidité qui les bloque dans leur épanouissement. A la fin, Tippi Hedren remontant aux origines cachées de son blocage ne souffre plus que Sean Connery la touche. Elle brise définitivement sa dépendance avec la mère qui est abandonnée dans son fauteuil tandis que le couple se retire. Pour Nina, l’objectif n’est pas matrimonial mais plutôt, de manière entremêlée, sexuel et artistique. L’accomplissement sexuel permettant d’atteindre la perfection artistique. Et si le maître anglais œuvrait par habiles suggestions quant à la question sexuelle (Vertigo encore et toujours), il s’avère que le réalisateur new-yorkais manque cruellement de subtilité. D’autant plus que si le contexte historique et moral dicte ses choix sur le sujet, on s’étonne qu’Aronofsky n’ait pas même été plus entreprenant (exception faite d’une scène lesbienne) en braquant davantage son objectif sur la chair (et pas la peau de canard).
En outre, le documentaire sur la danse est un temps esquissé (la préparation des chaussons), ce qui le rapproche de récents Rêves dansants (Anne Linsel, Rainer Hoffmann, 2010) ou des Ballets de l’Opéra de Paris (Frederick Wiseman, 2009). Pourtant les corps dansants me paraissent absents de Black swan. Le réalisateur filme beaucoup les visages pour introduire des sentiments (la crainte du cauchemar introductif) mais trop peu les corps. Il ne s’agit bien sûr pas de reprocher à Aronofsky de ne pas développer le documentaire, de privilégier le gros plan au plan d’ensemble, mais de ne pas laisser les corps s’exprimer dans un film sur le ballet. Cette façon de faire ne contredit pas le manque de légèreté du métrage mais dit surtout la difficulté de croiser deux arts, le cinéma et la danse. Enfin, une plus grande gêne est occasionnée par la bande son. Les designers sonores Craig Henighan (monteur son sur l’Agence tous risques de Joe Carnahan, 2010) et Brian Emrich (peut-être le compositeur Clint Mansell avec eux) abîment la musique originale par l’addition d’effets grossiers. Même si l’on comprend vite qu’Aronofsky ne trouve pas grand intérêt dans la partition de Tchaïkovski, sur scènes, souffles et battements d’ailes remettent vite en mémoire les vains artifices de Requiem for a dream (2000).
Darren Aronofsky réalise un beau film raté. Un pas de danse, un peu d’horreur, une touche de sexe. Rien de tout cela vraiment. Black swan a toutefois la capacité de fasciner. Moins Leroy que Nina, le cinéaste vise la perfection et s’y perd (perfection dans les recherches formelles, le sous-texte, le choix des acteurs, malin comme la mise en abîme qu’il implique…). D’avoir trop passé de patine, la pellicule s’est craquelée. A-t-il, comme la mère avec Nina, été excessivement attaché à son projet (mûri depuis une dizaine d’années) ? Une idée demeure : dans Le lac des cygnes il fallait qu’un baiser transformât le cygne en belle pour mettre fin à la malédiction, dans Le cygne noir, à l’inverse, c’est l’excessive lasciveté exigée par Leroy qui entraîne la transformation de la ballerine en un cygne monstrueux. Cet excès de désir n’a-t-il pas caractérisé Aronofsky ?
* Sans déplacement d’appareil, on peut penser à Tony Leung se détachant de l’épaule d’Andy Lau sur les toits de Hong Kong. Un seul double dans Infernal affairs (A. Lau, A. Mak, W. K. Lau, 2003), mais le sens du plan est le même.
** Stéphane Delorme relève une citation des Oiseaux (1963) dans un raccord dans l’axe : la vision de la mère assise interrompant la masturbation de Nina. Cahiers du cinéma, n°664, février 2011, p. 7.