Tiens, cela faisait facilement un mois que la Justice n’avait pas provoqué quelques perplexités profondes en France. Pour ne pas perdre la main et rappeler aux Français qu’ils sont tous, potentiellement, des justiciables soumis à l’aléa joyeux de la loi et de son interprétation, quelques affaires récentes nous offrent l’occasion de revenir sur quelques étonnants dysfonctionnements dans le Pays Des Droits de l’Homme et de la Bonne Conscience En Bandoulière.
On se souvient qu’en août dernier, je notais, pas franchement surpris, que l’ensemble du système judiciaire en France était devenu un petit marigot très particulier ; entre des prisons trop peu nombreuses, en état lamentable, des peines distribuées de façon surprenantes, pas toujours appliquées, des mollesses de verdict difficilement compatibles avec la notion de justice ou d’équité, ou, au contraire, des comportements partiaux de juges qui ne semblaient défriser personne, on commence à se poser des questions sur la nature réelle de cette justice française.
Récemment s’ajoutent donc trois affaires qui, bien malheureusement, continuent d’asseoir ce constat de délitement de leur justice dans l’esprit des Français.
La première, c’est celle relatant l’étonnante écoute de journaliste du Monde. Certes, il faut bien être un juge et avoir des insomnies à répétition ou le plaisir un peu masochiste de sombrer dans un ennui proche de la neurasthénie pour avoir envie de placer sur écoute un journaliste, à plus forte raison du Monde. Mais indépendamment de ce goût morbide pour l’ennui et les gémissements folliculaires, force est de constater que ce n’est pas exactement autorisé, souhaitable et recommandé dans une démocratie qui se respecte. L’enquête devra déterminer exactement l’ampleur des écoutes, leurs réelles nécessités et l’implication de la juge concernée, mais l’article du Monde laisse cependant perplexe sur la facilité qu’ont certains magistrats de lancer ce genre de procédures avec une décontraction auquel tout justiciable devrait s’opposer fermement. Et bizarrement, cette affaire ne semble émouvoir à peu près personne, à l’exception des intéressés et de la rédaction du Monde qui peut pour une fois faire du vrai journalisme au lieu d’aider le conquistador pédaloflanbyste à marcher sur la Syrie, par exemple.
Si la première affaire expose surtout la grande légèreté avec laquelle certains juges (au moins) s’octroient le droit d’aller fouiller dans la vie des gens, même lorsque le rapport avec l’enquête en cours est extrêmement ténu, et même quand il y a un gros écart de proportionnalité entre ce qui est effectué et ce qui est nécessaire pour les besoins de l’instruction, la seconde affaire apporte un éclairage assez surprenant sur l’opinion d’un magistrat sur une partie du territoire français.
Pour ce second cas, on apprend ainsi qu’un juge aux affaires familiales de Montpellier a débouté la demande d’une mère de famille divorcée de pouvoir fixer sa résidence principale sur l’île de Sein, au motif que cette île « peut être assurément regardée comme étant un lieu de vie relativement hostile pour les enfants », ajoutant que, compte-tenu de « l’insularité et des marées », les conditions de trajet de ces derniers pour se rendre chez leur père seront « extrêmement difficiles ». Cela n’a pas trop plu au maire de la commune, qui s’en est ouvert dans une lettre au président du tribunal de grande instance de Montpellier, et aux journalistes qui ont fait un peu mousser la petite affaire (sachons rigoler). Bien évidemment, il ne faut pas perdre de vue le caractère anecdotique de l’affaire, mais elle montre assez bien deux choses.
D’une part, la stupéfiante inculture de nos juges, ce qui n’est pas très rassurant. Certes, tout le monde ne connaît pas forcément l’île de Sein. Mais de nos jours, accéder à un savoir à peu près neutre et fouillé est à la portée du premier quidam venu, fut-il juge et évidemment démuni, puisqu’avec un moteur de recherche sur Internet, on peut rapidement découvrir que l’île en question est bien loin de l’image ridicule dépeinte par l’avocat du père, image en partie gobée par le juge.
D’autre part, elle laisse perplexe quant à la pertinence moyenne des jugements rendus dans ce genre d’affaires où la vie de famille est durablement affectée par un jugement basé sur des considérations, des opinions ou des sentiments aussi vagues qu’infondés. Peut-être cette histoire est-elle complètement unique. Peut-être chaque juge prend-il normalement un soin méticuleux à bien peser les différents arguments qui lui sont proposés, en éliminant les effets de manches grossiers dont les avocats abusent parfois. Peut-être… Mais puisqu’on en est aux jugements basés sur des opinions et des ressentis flous, j’ai pour ma part l’impression qu’une bonne quantité de juges ne s’embarrasse guère de détails et que l’affaire en question est simplement l’une des rares qui remontent à la surface. Bousculés à la fois par la quantité de ces affaires, la motivation très moyenne inhérente à la fonction publique dans un ministère sous-doté, et le désir bien humain de fournir un travail aussi finement calibré que possible face à un salaire pas franchement mirobolant, on n’aura aucun mal à imaginer que le juge standard passe un temps minimum sur le dossier, et conclut donc, en son âme et conscience, que zut à la fin, il est l’heure du repas, « affaire jugée » et bon voilà.
Enfin, après cette croquignolette affaire de jugement géographique à l’emporte-pièce, on peut ajouter cette troisième affaire dans laquelle on découvre qu’EDF est officiellement responsable du cancer d’un chaudronnier de la centrale nucléaire de Dampierre, ouvrier aussi fumeur de son état. Et EDF a été condamné parce que l’entreprise n’a pas pu apporter la preuve que le cancer était provoqué par la cigarette et non par les doses de radiation, pourtant toutes en dessous des seuils légaux, que l’employé aurait encaissées pendant son travail sur place. Oui oui, vous avez bien lu : pour ce juge, il revenait à EDF de prouver son innocence :
Le tribunal d’Orléans a estimé qu’EDF n’apportait pas la preuve que le cancer de son employé mort ne pouvait pas être lié aux doses de radioactivité qu’il avait reçues, malgré la présentation de « nombreuses documentations scientifiques » et les mesures « incontestables » de sécurité sanitaire mises en place dans les centrales.
L’analyse de cette affaire, par Baptiste Créteur sur Contrepoints, rejoint parfaitement la mienne : ici, il est impossible de ne pas voir dans le jugement rendu une forte orientation du tribunal, en défaveur flagrante de l’entreprise. Le jugement rendu et ses motivations (incapacité d’apporter la preuve de son innocence !) ne laissent aucun doute : il s’agit bel et bien de faire payer ces cochons d’employeurs dont on sait qu’ils ont les moyens. Le riche ou le puissant, même s’il a été impossible de prouver sa culpabilité, sera condamné puisqu’il n’a pas non plus prouvé son innocence, dans un magnifique double standard qui devrait faire hurler toute personne un tant soit peu lucide, ou le journaliste, s’il est consciencieux.
Ces trois affaires, bien que très différentes sur le fond, montrent la même (toute petite) forme de la justice en France : pouvoir énorme et décontraction assumée dans son utilisation, inculture et jmenfoutisme assez consternant, double-standard et inversion de la charge de la preuve. Régulièrement, à ces constats déjà fort préoccupant, on peut ajouter les cas évidents d’iniquité, où les rouages de la justice semblent animés de ce désir morbide de concasser de l’honnête homme. Ainsi, qu’en sera-t-il de ce bijoutier qui – ô malheur à lui – a eu l’impudence de dégommer un de ses voleurs ? De quelle clémence jouira-t-il pour avoir débarrassé (de façon certes socialement répréhensible) la société d’un parasite au casier déjà fort chargé ? De quels aménagements de peine bénéficiera-t-il ? Verra-t-on cet homme rejoindre l’une de ces cellules où tant de semblables à ses agresseurs passent parfois quelques jours, entre deux braquages ?