Syrie - Lettre ouverte à la Coalition nationale syrienne (Le Soir, 13 septembre 2013)
Pierre Piccinin da Prata, avec le Colonel Ahmed Jabbal al-Okaidi, Commandant en chef de l'Armée syrienne libre (ASL)
Quartier général de l'ASL à Alep (août 2012) - photo © Eduardo Ramos Chalen
par Pierre PICCININ da Prata (otage de la rébellion en Syrie, avril-septembre 2013)
Syrie ! L’Ami de la Révolution te salue !
Le 6 avril dernier, je suis entré en Syrie pour un huitième voyage au coeur de la révolution, accompagné par mon ami Domenico Quirico, grand reporter italien.
Engagé depuis deux ans aux côté d’un peuple qui se bat pour sa liberté, réalisateur d’un film-documentaire qui raconte le désespoir des enfants d’Alep et auteur de deux livres et de maints articles qui ont prouvé cet engagement, je poursuivais mes efforts pour témoigner de la souffrance de mes frères syriens, mes frères humains, abandonnés par les démocraties occidentales dans l’angoisse et le désarroi d’une sale guerre où les petits garçons orphelins courent en pleurs dans les rues dévastées de Damas, Homs, Hama, Idlib…
J’étais « l’Ami de la Révolution », comme me surnommaient les commandants de l’Armée syrienne libre (ASL) à Alep, lorsque nous nous retrouvions en nous embrassant fortement. Et pourtant…
Et pourtant, deux jours après avoir franchi la frontière, mon ami et moi étions enlevés par ceux qui nous avaient donné leur parole de nous protéger et toutes les garanties concernant notre sécurité : alors que nous quittions la ville assiégée d’al-Qousseyr, l’ASL nous a livré à une brigade de bandits colorés d’islamisme, la katiba Abou Omar, qui allait nous séquestrer deux mois durant, avant de nous transférer aux miliciens du groupe al-Farouk, qui devaient prolonger notre détention durant trois autres mois de calvaire.
Mais ce long chemin de croix n’était pas seulement pour nous : nos familles, mon père, à septante-cinq ans, et ma mère, la famille de Domenico, son épouse et ses deux filles, tous, ils allaient aussi le parcourir, la peur au ventre, avec le désespoir qui venait le soir tombant, avec les effroyables nuits blanches, en pensant à leur fils, peut-être mort, quelque part dans ce pays lointain, jeté dans un fossé, ou blessé, torturé, oublié au fond d’une geôle.
Pendant deux mois, en effet, pendant les neuf semaines qu’ont duré le siège d’al-Qousseyr, nos ravisseurs n’ont donné aucun signe à nos proches. Pendant tout ce temps, la détresse s’est amplifiée dans leur cœur. Le 6 juin, lorsque j’ai pu me procurer un téléphone portable et parler quelques secondes avec ma mère, j’ai entendu dans son sanglot qu’elle n’avait plus espéré me revoir, jamais. « Non ! », m’a dit une jeune journaliste russe à laquelle je révélais ce moment terrible. « Pouchkine l’a écrit : ‘les mères espèrent toujours’ ! » Et pourtant…
La révolution syrienne a perdu un gros morceau de son âme. Ce n’est pas sa faute. Elle a été méprisée, négligée par nous, à qui elle demandait qu’on lui tendît la main. Combien de fois, durant mes séjours aux côtés des combattants de l’ASL, n’ai-je pas écouté leurs cris de colère et croisé leurs regards découragés ? « Pourquoi ne nous aidez-vous pas ? Quel est le problème avec nous, avec les Syriens ? » Et je n’ai jamais rien pu leur répondre…
Aujourd’hui, mes amis de l’ASL, des citoyens qui avaient cru à la liberté, des militaires qui avaient rejeté le dictateur et, au risque de tout perdre, leur vie et leur famille, avaient rejoint le peuple pour l’encadrer et l’aider à s’organiser, tous ceux que j’ai accompagnés dans la bataille, ils sont trahis, eux aussi, comme je l’ai été, par ces bandits qui s’emparent peu à peu de la révolution et par les hordes de fanatiques religieux, vecteurs d’un islamisme intégriste, totalitaire, souvent sans pitié, qui ont reçu de l’aide, eux, de l’argent et des armes, financés par les idéologues de l’intolérance qui agissent en coulisses depuis les royaumes wahhabites de la péninsule arabique.
Aujourd’hui, je ne peux plus accompagner mes amis et témoigner pour eux. Honnis soient les traitres !
Mais honnis, également, ceux qui cachent la réalité d’une révolution dévoyée. Alors, c’est aux chefs que je m’adresse, à ceux qui disent parler au nom de cette révolution, aux commandants militaires et aux décideurs politiques, aux responsables de la Coalition nationale syrienne, qui promettaient devant l’Assemblée générale des Nations unies, alors même que j’étais enfermé et brimé tous les jours, que toutes les exactions commises par « les rebelles » seraient désormais punies.
Aussi, je leur demande de faire rechercher et arrêter les criminels qui ont souillé la révolution et de les livrer à la justice belge pour qu’ils soient jugés par elle : le général Abou Waleed, commandant de l’ASL à al-Qousseyr, l’émir Abou Omar, le commandant d’al-Farouk à Qousseyr et Homs Mouafak Abou Sous ; et l’homme qui a été présent tout au long de notre détention et en a organisé les modalités, Ammar Bouqai, l’un des fondateurs d’al-Farouk ; ainsi que tous ceux qui les ont aidés dans leur projet indigne.
C’est de la sorte seulement que la révolution retrouvera son âme.
J’attends leur réponse.
Syrie ! L’Ami de la Révolution te salue !
Lien utile : Le Soir
Lire aussi :
SYRIE - Communiqué de presse (10 septembre 2013)
Prochainement :
Syrie - Banditismes et islamismes. L'involution de la révolution syrienne (par Pierre Piccinin da Prata), sur Grotius international - Géopolitique de l'humanitaire (sous réserve).
À consulter :
Syrie, une pépinière djihadiste ?
Lien utile : Et dieu dans tout ça ? (l'émission) - le podcast
Voir également :
- SYRIE - « Ce sera Bashar, ou nous détruirons la Syrie »
- SYRIE - Quand les « Fous de Dieu » s’emparent de la révolution…
- SYRIE - De la révolution au djihad ?
- SYRIE - La Révolution syrienne s’organise, mais se débat, seule, face à la machine de guerre du régime baathiste
- SYRIE - Chroniques de la révolution syrienne
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