Une tribune de René Girard, dans Le Figaro du 9 septembre 2013. Venu à Paris s’assurer du soutien du gouvernement français à son projet de faire la guerre au Levant, le chef de la diplomatie américaine a déclaré dimanche 8 septembre 2013 que si les Occidentaux renonçaient à frapper en Syrie, ce serait «le Munich de notre génération».
Maaloula, en Syrie
On ne peut pas imaginer de comparaison plus erronée. En septembre 1938, à la conférence de Munich, l’Angleterre et la France ont lâchement abandonné leur allié tchécoslovaque: elles ont donné le feu vert à Hitler, qui venait d’avaler l’Autriche, de dévorer les Sudètes.
Le Syrien Bachar el-Assad n’a, qu’on le sache, agressé récemment aucun de ses voisins. Certes, son père, Hafez el-Assad, a longtemps occupé le seul réel ami de l’Occident au Moyen-Orient, qui est le Liban. Mais cette occupation avait été bénie par l’Amérique et la France à la conférence de Taëf (Arabie saoudite) d’octobre 1989. Taëf a-t-il été une sorte de Munich? Oui, on peut le dire, car cette conférence était fille du lâche soulagement de voir la paix syrienne mettre fin à quinze ans de guerre civile libanaise. À l’époque, John Kerry était déjà sénateur. On ne l’entendit pas protester contre Taëf.
À Munich, Chamberlain et Daladier ont cédé à un Hitler qu’ils jugeaient militairement au moins aussi fort qu’eux. Aveuglés par leur obsession de maintenir la paix en Europe pour ne pas reproduire le grand massacre de 1914-1918, ils se sont bercés de l’illusion qu’Hitler arrêterait là ses pulsions expansionnistes. «Ils ont choisi le déshonneur pour éviter la guerre, ils auront à la fois le déshonneur et la guerre», avait fort bien commenté Churchill. En revanche, la Syrie n’est qu’un nain militaire, face à l’Amérique et à la France. Battre la Syrie militairement serait encore plus facile que ne le fut la promenade américaine sur Bagdad de mars 2003. Pour l’Occident, la guerre contre l’Allemagne nazie fut très difficile, et l’après-Hitler très facile: les Allemands reconstruisirent eux-mêmes leur pays et, à l’Ouest, édifièrent eux-mêmes une démocratie qui marche encore parfaitement aujourd’hui. Dans le monde arabe, c’est l’inverse: abattre le dictateur en place ne pose aucun problème militaire, c’est toujours après que la partie devient difficile.
À Munich, l’Angleterre et la France ont cédé, parce qu’elles ont été tétanisées à l’idée de voir leurs jeunes hommes à nouveau sacrifiés sur les champs de bataille. Or, contre la Syrie, l’Amérique a prévenu («No boots on the ground») qu’elle n’enverrait aucun soldat se faire tuer au sol. Ce ne seront que des missiles de croisière et des bombes guidées au laser. Les morts seront exclusivement syriens. La cause «humanitaire» poursuivie est très importante, nous explique le secrétaire d’État américain, elle est comparable à l’expansion du nazisme en Europe, mais elle ne justifie quand même pas qu’on risque pour elle la vie d’un seul soldat américain! La Chambre des communes britannique s’est-elle montrée «munichoise»? Elle s’est montrée simplement raisonnable. N’ayant pas compris en quoi ces frappes occidentales allaient améliorer le bien-être des Syriens et préserver les intérêts de la Couronne en Orient ; ayant estimé que cette cause mi-punitive, mi-humanitaire, ne justifiait pas un viol flagrant de la Charte des Nations unies (qui exige l’approbation du Conseil de sécurité pour de telles actions), les députés britanniques ont refusé la permission à Cameron de lancer sa petite guerre. Dans leur sagesse, ils ont saisi qu’on ne commençait pas une guerre pour répondre à une émotion, fut-elle la plus légitime du monde. On ne commence une guerre que si on sait où on veut en venir, que si on a une vision de l’avenir souhaité. En ce qui concerne l’avenir de la Syrie, les gouvernements américain et français «exigent» le départ de Bachar. Mais y a-t-il quelqu’un de sérieux pour nous garantir un semblant d’amélioration lorsque les rebelles gouverneront Damas?
Dimanche, ils ont pris Maaloula (56 kilomètres au nord de Damas, sur les montagnes de l’Anti-Liban). La bourgade n’a pourtant aucun intérêt stratégique. Mais, très majoritairement chrétienne, elle abrite les plus vieilles églises du monde. Pour humilier les «infidèles», nos amis les rebelles ont dynamité la croix du célèbre couvent Saint-Serge et pillé l’institut de langue araméenne (celle du Christ). Le seul résultat tangible de l’occupation américaine de l’Irak (2003-2010) a été la décimation et l’exil de sa communauté chrétienne, plus ancienne que l’islam. Si John Kerry cherche à tout prix un Munich en Orient, il le trouvera dans le lâche et progressif abandon par l’Occident, depuis quarante ans, des plus anciennes communautés chrétiennes de l’histoire humaine.
Source : René Girard, Le Figaro, 9 septembre 2013